Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4803

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4803. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
Aux Délices, 19 janvier.

Il faut absolument que Votre Excellence soit du métier ; vous ne pouvez en parler si bien sans en avoir un peu tâté. Pourceaugnac[1], à qui d’ailleurs vous ne ressemblez point, a beau dire qu’il a pris dans les romans qu’il doit être reçu à ses faits justificatifs, on voit bien qu’il a étudié le droit. Ce n’est ni en Corse ni à Turin qu’on apprend toutes les finesses de l’art du théâtre. Vous avez mis la main à la pâte ; avouez-le. Tout l’esprit que vous avez ne suffit pas pour entrer dans la profondeur de nos mystères : vos réflexions sont une excellente poétique. Soyez persuadé qu’il n’y a point d’ambassadeur ni de lieutenant général qui en puisse faire autant. Je suis fort aise à présent de ne vous avoir pas envoyé la bonne copie, puisque le brouillon m’a valu une si bonne leçon.

Vous avez très-grande raison, monsieur, de vouloir que Cassandre puisse n’avoir rien à se reprocher auprès d’Olympie, En toute tragédie, comme en toute affaire, il y a un point principal, un centre où toutes les lignes doivent aboutir. Ce centre est ici l’amour de Cassandre et d’Olympie ; j’avais été assez heureux pour remplir votre objet. Ce n’est point Cassandre qui a enlevé Olympie à Babylone, c’est Antipatre son père, Antipatre vient de mourir ; et le premier devoir dont s’acquitte Cassandre est de restituer à la fille d’Alexandre le royaume de son père, dont il se trouve en possession. Il est à la fois innocent devant Dieu, et coupable devant Statira et devant Olympie. Il est vrai qu’il a présenté la coupe empoisonnée à Alexandre, mais il n’était pas dans le secret de la conspiration ; il est vrai qu’il a répandu le sang de Statira, mais c’est dans la fureur d’un combat, c’est en défendant son père. Il se trouve enfin dans la situation la plus tragique, amoureux à l’excès d’une fille dont il est l’unique bienfaiteur, meurtrier de la mère, empoisonneur du père, adoré de la fille, exécrable à Statira, odieux à Olympie, qui l’aime, pénétré de remords et de désespoir. Il n’y a personne qui ne souhaite ardemment qu’Olympie lui pardonne, et Olympie n’ose lui pardonner. Voilà le fond, voilà le sujet de la pièce. Elle est bien autrement traitée que dans la malheureuse minute qu’on vous a envoyée par méprise. Je suis tout glorieux d’avoir prévenu presque toutes vos objections.

Il s’en faut bien, par exemple, que mon grand prêtre puisse être soupçonné de prendre aucun parti : car lorsque Cassandre lui dit :


Du parti d’Antigone êtes-vous contre moi ?

(Acte III, scène ii.)


il répond :


Me préservent les cieux de passer les limites
Que mon culte paisible à mon zèle a prescrites !
Les intrigues des cours, les cris des factions,
Des humains que je fuis les tristes passions,
Seigneur, ne troublent point nos retraites obscures.
Au Dieu que nous servons nous levons des mains pures :
Les débats des grands rois, prompts à se diviser,
Ne sont connus de nous que pour les apaiser ;
Et nous ignorerions leurs grandeurs passagères,
Sans le fatal besoin qu’ils ont de nos prières.


Enfin il y a, de compte fait, quatre cents vers dans la pièce qui la changent entièrement, et que vous ne connaissez pas. Encore une fois, j’en bénis Dieu, puisque le quiproquo m’a valu vos bontés et vos lumières ; vous m’enchantez et vous m’éclairez. Venez donc voir jouer la pièce ; madame l’ambassadrice, embellissez donc Olympie. Je vais tâcher de rendre son rôle plus touchant, pour le rendre moins indigne de vous. Je suis un bon diable d’hiérophante, pénétré, reconnaissant, attaché pour ma pauvre vie à Vos Excellences.

  1. Acte II, scène xii