Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4804

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 11-12).

4804. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 20 janvier.

Mes anges sont terriblement importunés de leur créature. Leur créature considère qu’il faut toujours plus de six semaines pour rapetasser ce qu’on a fait en six jours (comme on l’a déjà confessé).

En toute tragédie, comme en toute affaire, il y a un point principal d’où dépend le succès, et auquel tout doit être subordonné. Ce point principal, dans l’affaire de Cassandre, est qu’il ne soit pas odieux au public, et qu’il le soit horriblement à Statira. Il faut que son amour intéresse ; et, pour qu’il intéresse, il ne faut pas qu’on ait le plus léger soupçon que ce soit un lâche qui ait empoisonné Alexandre. Quelque soin que j’aie pris d’écarter cette idée, je vois qu’elle se loge dans beaucoup de têtes. Mes anges verront le soin que j’ai pris pour prévenir cette fausse opinion par les deux scènes ci-jointes. Il me semble que ces deux scènes écartent toutes les objections qu’on pourrait faire au rôle de Cassandre. Il n’y a plus de reproches à faire qu’à Antipatre son père ; c’est lui qui fit périr son maître, c’est lui qui emmena Olympie en esclavage ; et Cassandre a élevé avec des soins paternels la prisonnière de son père. Rien ne peut plus s’opposer à l’intérêt qu’on doit prendre à lui : il a tout réparé, il a tout fait pour mériter Olympie ; et c’est, à mon sens, un coup de l’art assez singulier que l’empoisonneur du père d’Olympie, et le meurtrier de sa mère, mérite d’être aimé de la fille.

Voici une autre affaire bien importante et bien délicate. Lekain se plaint amèrement de ce qu’un nommé Brizard veut s’appeler Marc-Tulle-Cicéron[1] ; Lekain prétend que c’est lui qui doit être Cicéron, mais il ne lui ressemble point du tout. Ce Cicéron avait un grand cou, un grand nez, des yeux perçants, une voix sonore, pleine, harmonieuse ; toutes ses phrases avaient quatre parties, dont la dernière était la plus longue ; il se faisait entendre, du haut de la tribune, jusque dans les derniers rangs des marmitons romains. Ce n’est point là du tout le caractère de mon ami Lekain ; mais où sont les gens qui se rendent justice ? Ce singe[2] de Lanoue ne me déclarait-il pas une haine mortelle, parce que je lui avais dit que Dufresne avait une face plus propre que la sienne à représenter Orosmane ?

Je ne puis donc flatter Lekain dans son goût cicéronien ; je m’en remets à la décision de mes anges : c’est aux premiers gentilshommes de la chambre à donner les rôles ; un pauvre auteur ne doit jamais se mêler de rien que d’être sifflé.

Autre requête à mes anges, concernant le Droit du Seigneur. On dit qu’on a tout mutilé, tout bouleversé. La pièce sera huée, je vous en avertis. J’écris à frère Damilaville[3] ; je le prie de m’envoyer la pièce telle qu’on la doit jouer : ce qu’il y a encore de très-important, c’est qu’il faut jurer toujours qu’on ne connaît point l’auteur. Le public cherche à me deviner, pour se moquer de moi ; je vois cela de cent lieues.

Mes divins anges, ce n’est pas tout. Renvoyez-moi, je vous prie, tous mes chiffons, c’est-à-dire les deux leçons de cette œuvre de six jours, que je mets plus de six fois six autres jours à reprendre en sous-œuvre. Ou je suis un sot, ou cela sera déchirant, et vous en viendrez à votre honneur. Vous pouvez être sûrs que si je reçois le matin votre paquet, un autre partira le soir pour aller se mettre à l’ombre de vos ailes. Ah ! que vous m’avez fait aimer le tripot ! Je relisais tout à l’heure une première scène d’une drame commencé et abandonné. Cette première scène me réchauffe ; je reprendrai ce drame, mais il faut songer sérieusement à Pierre Ier[4] ?

La vie est courte ; il n’y a pas un moment à perdre à l’âge où je suis. La vie des talents est encore plus courte. Travaillons tandis que nous avons encore du feu dans les veines.

Je suis content de l’Espagne[5] : il vaut mieux tard que jamais.

Il y a longtemps que je dis : Gare à vous, Joseph ! Je dis aussi : Gare à vous, Luc !

Aux pieds des anges.

  1. Brizard disputait à Lekain le rôle de Cicéron dans Rorne sauvée.
  2. Cette expression regarde Lanoue.
  3. Voyez lettre 4799.
  4. Voyez tome VII, la tragédie de Don Pèdre.
  5. Qui avait ratifié le pacte de famille ; voyez page 4.