Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4810

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4810. — À M.  LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Aux Délices, 26 janvier.

Je voud jure, mon cher marquis, que le Droit du Seigneur, qu’on intitule sottement l’Écueil du Sage, est une pièce meilleure sur le papier qu’au théâtre de Paris : car, à ce théâtre, on a retranché et mutilé les meilleures plaisanteries. Votre nation est légère et gaie, je l’avoue ; mais pour plaisante, elle ne l’est point du tout. Vous n’avez pas, depuis le Grondeur, un seul auteur qui ait su seulement faire parler un valet de comédie. Je conviens que l’intérêt et le pathétique ne gâtent rien ; mais sans comique point de salut. Une comédie où il n’y a rien de plaisant n’est qu’un sot monstre. J’aime cent fois mieux un opéra-comique que toutes vos fades pièces de La Chaussée. J’étranglerais Mlle  Dufresne pour avoir introduit ce misérable goût des tragédies bourgeoises, qui est le recours des auteurs sans génie. C’est à ce pitoyable goût qu’on doit le retranchement des plaisanteries du Droit du Seigneur. Je m’intéresse fort à cette pièce ; je sais qu’on me l’attribue, mais je vous jure qu’elle est d’un académicien de Dijon. Regardez-moi comme un malhonnête homme si je vous mens[1]. Je vous prie, vous et vos amis, de le dire à tout le monde : nous jouerons incessamment cette pièce sur un théâtre charmant, que vous devriez bien venir embellir de vos talents admirables.

On dit que Mlle  Dubois n’a pas joué Atide en fille desprit, et que Brizard est à la glace : ce n’est pas ainsi que nous jouons la comédie chez nous. Comptez qu’à tout prendre notre tripot vaut bien le vôtre. Mlle  Corneille joue Colette comme si elle était l’élève de Mlle  Dangeville : c’est une laideron très-jolie et très-bonne enfant ; j’ai fait en elle la meilleure acquisition du monde. Monsieur son oncle me fatigue un peu : il est bien bavard, bien rhéteur, bien entortillé, et vous présente toujours sa pensée comme une tarte des quatre façons ; cependant il faut le commenter. Vous êtes sans doute sur la liste ; ce sont les Cramer qui sont chargés des détails. Pour moi, je ne me mêle que d’être un très-petit commentateur, beaucoup moins pour le service de l’oncle que pour celui de la nièce. Entre nous, vive Racine ! malgré sa faiblesse.

  1. Voltaire était membre honoraire non résident de l’Académie de Dijon depuis le 3 avril 1761.