Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4825

La bibliothèque libre.
Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 28-30).
4825. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
1er février.

Quels diables d’anges ! Je reçois le paquet avec ma romancine. Vraiment comme on me lave la tête ! La poste va partir : je dicte à la fois ma réponse et j’écris ma justification dans mon lit, où je suis assez malade.

Mes divins anges, vous ne savez ce que vous dites. Faites-vous représenter la lettre à Duchesne[1] et vous verrez que je n’ai pas tort, et le cœur vous saignera de m’avoir grondé.

Plus j’y pense, plus je crois ne lui avoir point donné positivement permission d’imprimer Zulime ; ou ma vieillesse et mes travaux m’ont fait perdre la mémoire, ou il y a dans la lettre ces propres mots :

« M. de V. vous donnera volontiers la permission que vous demandez ; mais il croit qu’il faudrait y ajouter quelques morceaux de littérature, etc. »

La lettre, ce me semble, n’était qu’un compliment, une recommandation auprès de ceux qui sont les dépositaires de l’ouvrage. Je ne doute pas que vous ne vous soyez fait représenter la lettre, et que vous n’ayez jugé selon votre grande prudence et équité ordinaire. Au reste, c’est un bien mince présent pour Lekain et Mlle Clairon ; et, en effet, la pièce ne se vendra guère sans quelques morceaux de littérature intéressants qui piquent un peu la curiosité. Comment d’ailleurs la donner au public ? sera-ce avec les coupures qu’on y a faites ? ces coupures font toujours du dialogue un propos interrompu. Ces nuances délicates échappent aux spectateurs, et sont remarquées avec dégoût par les yeux sévères du lecteur ; d’où il arrive que le pauvre auteur est justement vilipendé par les Fréron, sans que personne prenne le parti du pauvre diable.

Le métier est rude, mes anges ; je mets à vos pieds Cassandre. Voilà comme nous jouerons la pièce sur notre théâtre de Ferney, et le grand prêtre aura plus d’onction que Brizard.

Ce qui me fâche, c’est que voilà la czarine morte. J’y perds un peu ; mais je me console : les têtes couronnées et les libraires m’ont toujours joué quelques tours. Nous verrons quelle sera la face du Nord, cela m’intéresse beaucoup ; d’ailleurs, en qualité de faiseur de tragédies, j’aime beaucoup les péripéties.

Vous allez donc ressusciter Rome sauvée ? Que dira notre bonhomme Crébillon ? Il demandera qu’on joue son Catilina, qui a fait assassiner Nonnius cette nuit[2], et qui veut qu’un chef de parti soit bien imprudent, et débite surtout des vers à la diable. Il est plaisant que ce galimatias ait réussi en son temps. Notre nation est folle ; mais je lui pardonne : on ne faisait semblant d’aimer Catilina que pour me faire enrager. Mme de Pompadour et le bonhomme Tournemine appelaient Crébillon Sophocle, et moi on m’accablait de lardons.


le bon temps que c’était[3] !


Je reprends la plume pour vous dire que je ne sais plus comment faire avec Don Pèdre. Du grand, du noble, du furieux, j’en trouve ; du pathétique qui arrache des larmes, je n’en trouve point. Il faut ou déchirer le cœur, ou se taire. Je n’aime, sur le théâtre, ni les églogues, ni la politique. Cinq actes demandent cinq grands tableaux : ils sont dans Cassandre. Croyez-moi, faites jouer Cassandre quand vous n’aurez rien à faire, cela vous amusera.

Mes chers anges, je n’en peux plus ; ne me tuez pas. Je ne sais ce que je deviendrai. J’ai sur les bras l’édition de Corneille, qu’on commença hier, et toujours un peu de fièvre. J’ai bien, peur que les dernières pièces de Pierre Corneille ne se passent de commentaire et du commentateur. Vivez, mes anges, et réjouissez-vous.

  1. Cette lettre à Duchesne manque ; voyez n° 4798 et 4830.
  2. Crébillon a dit dans Catilina, acte I, scène i :

    Pourquoi faire égorger Nonuius cette nuit ?

  3. On lit dans une mazarinade :
    Oh ! le bon temps que c’était
    Que le temps de la famine !
    Qui voulait f… f…tait
    Pour un litron de farine.