Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4829

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 33-34).

4829. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Du 4 février.

Je m’empresse, mon cher confrère, de vous faire mon compliment bien sincère sur le rétablissement de votre pension. J’en suis encore plus aise pour l’honneur des lettres que pour vous-même, quoiqu’il soit fort agréable d’éprouver les bontés de son maître et de faire un peu enrager ses ennemis.

Vous devez avoir reçu les remarques sur Rodogune, avec une lettre d’entière approbation. Toutes vos observations m’ont paru aussi justes que judicieuses.

Je viens de relire Cassandre[1]. Vos six semaines ont été bien emplovées. Il règne dans cette pièce une chaleur et un intérêt que je désirais à la première lecture. Voici une véritable tragédie où l’amour et l’ambition causent de grands malheurs. Si vous voulez bien passer encore une journée à donner à quelques parties de ce grand tableau des coups de force et de lumière, et à substituer des expressions plus propres ou plus animées à un petit nombre d’expressions trop vagues et trop faibles, je suis assuré que les gens d’esprit et de goût seront fort contents de cet ouvrage. Je voudrais cependant qu’il fût dit plus clairement comment Statira a été tuée au milieu des combats par Cassandre : est-ce dans une bataille, ou dans le sac de Babylone ? Statira commandait-elle une armée, ou l’a-t-on assiégée dans son palais ? Je voudrais que Cassandre dît aussi un peu plus franchement à son confident, ou dans un monologue, que l’ambition l’a porté au meurtre de Statira. Il doit rejeter cette horreur sur le hasard des combats et la fatalité de la guerre, lorsqu’il parle à la mère et à la fille. On ne comprend pas comment Cassandre a pu se méprendre au point de tuer une femme pour un homme ; ou, si c’est une femme qu’il a voulu tuer, qu’il n’ait pas reconnu la veuve d’Alexandre. Statira lui reproche deux fois qu’après l’avoir poignardée il l’a trainée sur la poussière ; je retrancherais cette circonstance atroce, qui rend Cassandre encore plus dégoûtant qu’odieux. Celui-ci doit affaiblir son crime, autant qu’il le peut, aux yeux d’Olympie et de sa mère ; mais il en doit instruire le spectateur, et lui avouer que la politique et l’ambition l’ont poussé à cet excès : cet aveu en diminuerait l’horreur. Voilà mon petit avis, que je soumets au vôtre. Je suis bien fâché que vous ne soyez pas content de votre santé ; il me semble cependant qu’une belle tragédie annonce qu’on se porte bien. J’ai prié le duc de Villars de me renvoyer Cassandre quand il l’aurait lu, parce que je vous ferais passer cette pièce sous mon contre-seing.

Adieu, mon cher confrère ; aimez-moi toujours, et ne vous lassez pas de m’enrichir.

  1. Intitulée depuis Olympie ; voyez tome VI.