Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4858

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4858. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Ferney, 14 mars.

Mon cher Catilina, vous êtes trop bon et moi trop vif : cela est honteux à mon âge. De quoi me suis-je avisé d’envoyer une esquisse où les couleurs et les attitudes manquaient entièrement ? Mais je voulais consulter ; je voulais voir si de cette esquisse on pouvait faire un tableau. L’ouvrage enfin est près d’être terminé : le rôle d’Olympie est sans contredit le plus beau, et son amour nous paraît si touchant que nous craignons que Statira ne révolte, et qu’on ne la regarde comme une mauvaise religieuse, comme une dévote implacable qui meurt de rage de ce que sa fille aime un très-bon mari, très-repentant de ses fautes de jeunesse. Nous répétons la pièce ; nous la jouons incessamment sur le théâtre le mieux décoré, le mieux éclairé, avec les plus beaux habits, les plus jolies prêtresses, la plus grande illusion ; la pompe, la décence, la magnificence, rien ne nous manquera, qu’une bonne tragédie. Les anges, ni vous, ni moi, ne connaissions la pièce il y a quinze jours. Je ne réponds de rien : si elle ne fait pas d’effet telle qu’elle est à présent, elle n’en fera jamais. On a bien de l’esprit dans notre voisinage, et on a l’esprit de se laisser aller à l’impression que les choses doivent faire. Si on n’est pas ému, je tiens la pièce perdue sans ressource, et je la condamne au portefeuille.


Voilà, mon cher marquis, à quel point nous en sommes.

(Corneille, Cinna, acte I, scène iii.)

Je ne vois pas pourquoi je ne donnerais pas le profit à des acteurs choisis, puisque M. Picardin, de l’Académie de Dijon, a donné le revenant-bon du Droit du Seigneur à Thieriot. Il me semble que les deux cas sont absolument semblables ; mais c’est à mes amis à me conduire dans tous les cas. Mme Denis vous fait les plus tendres compliments ; elle joue Statira supérieurement : nous avons une assez bonne Olympie, un bon Cassandre, un bon hiérophante, un bon Antigone ; Mlle Corneille dit des vers comme son oncle les faisait ; mais, par une singularité malheureuse, elle n’aime guère les vers de Pierre ; elle dit qu’elle n’entend point le raisonner, et qu’elle ne peut jouer que le sentiment ; elle est née actrice comique, tragique ; c’est un naturel étonnant. Dieu nous la devait : elle a joué Colette dans le Droit du Seigneur à faire mourir de rire. Je suis trop heureux sur mes vieux jours ; mais il me manque le bonheur de vous revoir.