Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4870
Vous mandez, mon cher marquis, à ma nièce que ma lettre était bien extraordinaire ; mais comme dans ce temps-là il se passait des choses beaucoup plus extraordinaires dans votre infâme ville de Paris, ma lettre était très-sage. Certain discours prononcé contre les encyclopédistes[1], certaines cabales, certaines persécutions, sont des orages auxquels un homme de mon âge ne doit pas s’exposer. La personne dont vous parlez dans votre lettre à Mme Denis ne peut pas, ou du moins ne doit pas, dire qu’elle a vu ce qu’elle n’a jamais vu. Ce serait une très-grande infidélité et un crime dans la société d’accuser un homme dont on doit être très-content, et de l’accuser après avoir eu sa confiance. Mais ce serait dans ce cas-ci un mensonge affreux, Ce que je vous dis est très-exact, très-vrai, et la personne en question n’a rien vu ni rien pu voir.
Au reste, les modes changent en France : c’était autrefois la mode de faire des campagnes glorieuses, d’être le modèle des autres nations, d’exceller dans les beaux-arts ; aujourd’hui, on ne connaît plus que des querelles pour un hôpital[2], des cabriolets, des fêtes de catins sur les remparts[3], et des persécutions contre des hommes sages et retirés. Si je ne suis pas sage, je suis au moins très-retiré, et je ne veux pas donner lieu à des pédants de troubler ma retraite. Croyez que je suis instruit de bien des choses, et que j’ai dû écrire de façon à dérouter les curieux qui se trouvent sur les chemins ; mais croyez surtout que je vous aimerai toujours. Mme Denis vous en dira davantage ; mais elle ne vous est pas plus attachée que moi.