Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4892

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 102-104).

4892. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 15 mai[1].

Je vous écris enfin, mes divins anges, je ressuscite, et il est bon que vous sachiez que c’est vous qui m’aviez tué ; c’est le tripot, c’est un travail forcé, c’est la rage de vous plaire qui m’avait allumé le sang. J’avais, depuis trois mois, une fièvre lente, et je voulais toujours travailler et toujours me réjouir ; j’ai succombé, je le mérite bien. Je n’ai pas encore assez de tête pour vous parler d’Olympie ; mais j’entrevois que, de toutes les pièces du théâtre, ce sera la plus pittoresque, et que les marionnettes que Servandoni[2] donne au Louvre n’en approcheront jamais. Il me faudra une Statira malade, et une Olympie innocente ; Dieu y pourvoira peut-être.

Mandez-moi, je vous prie, des nouvelles du tripot, cela m’égayera dans ma convalescence. Avez-vous quelqu’un qui remplace Grandval ? Reprendra-t-on le Droit du Seigneur ?

Mais parlez-moi donc, je vous en prie, de l’œil de Mme de Pompadour. Il est bien singulier qu’une femme sur qui tous les yeux sont fixés en perde un incognito. On parle encore fort mal des deux de M. d’Argenson.

M. le maréchal de Richelieu m’a écrit une grande lettre sur les Calas, mais il n’est pas plus au fait que moi. Le parlement de Toulouse, qui voit qu’il a fait un horrible pas de clerc, empêche que la vérité ne soit connue. Il a toujours été dans l’idée que toute la famille de Calas, assistée de ses amis, avait pendu le jeune Calas pour empêcher qu’il ne se fît catholique. Dans cette idée, il avait fait rouer le père par provision, espérant que ce bonhomme, âgé de soixante-neuf ans, avouerait le tout sur la roue. Le bonhomme, au lieu d’avouer, a pris Dieu à témoin de son innocence. Les juges, qui l’avaient fait rouer sur de simples conjectures, manquant absolument de preuves juridiques, mais persistant toujours dans leur opinion, ont condamné au bannissement un des fils de Calas soupçonné d’avoir aidé à étrangler son frère ; ils l’ont fait conduire la corde au cou, par le bourreau, à une porte de la ville, et l’ont fait ensuite rentrer par une autre, l’ont enfermé dans un couvent, et l’ont obligé de changer de religion.

Tout cela est si illégal, et l’esprit de parti se fait tellement sentir dans cette horrible aventure, les étrangers en sont si scandalisés, qu’il est inconcevable que monsieur le chancelier ne se fasse pas représenter cet étrange arrêt. Si jamais la vérité a dû être éclaircie, c’est, ce me semble, dans une telle occasion.

Je passe à d’autres objets plus intéressants. Vous me paraissez, vous autres, mépriser le nouveau czar ; mais prenez garde à vous : un homme qui vient d’ôter tout d’un coup cent mille esclaves aux moines, et qui met tous ces moines dans sa dépendance, en ne les faisant subsister que de pensions de la cour, est bien loin d’être un homme méprisable. Le voilà uni avec les Anglais et les Prussiens, gens moins méprisables encore. Prenez garde à vous, vous dis-je ; comptez que vous ne voyez point les choses à Paris et à Versailles comme on les voit au milieu des étrangers. Je suis dans le point de perspective ; je vois les choses comme elles sont, et c’est avec la plus grande douleur.

Parlons maintenant de Mme la duchesse d’Enville. À peine vous eus-je envoyé, mes divins anges, la lettre par laquelle je lui offrais les Délices, que je fus attaqué d’une fièvre violente et d’une inflammation de poitrine ; Tronchin me fit transporter sur-le-champ aux Délices ; il ne me quitta presque point ; la nature et lui m’ont sauvé ; je suis encore dans la plus grande faiblesse, et je ne puis ni marcher ni écrire.

J’apprends que, pendant ma maladie, on a loué assez indiscrètement un simple appartement à Genève pour Mme la duchesse d’Enville et sa compagnie, à raison de 4,800 livres pour trois mois, sans compter les écuries, les remises et les chambres pour les principaux domestiques, qu’il faudra encore louer très-cher. Ajoutez à cela qu’à Genève toutes les commodités, toutes les choses de recherche se vendent au poids de l’or ; qu’il faut faire cent vingt-cinq lieues pour arriver, et cent vingt-cinq pour s’en retourner ; et qu’une malade qui a la force de faire deux cent cinquante lieues n’est pas excessivement malade. Le paysage est charmant, je l’avoue ; il n’y a rien de si agréable dans la nature ; mais nous avons des ouragans, formés dans des montagnes couvertes de neiges éternelles, qui viennent contrister la nature dans ses plus beaux jours, et qui n’ont pas peu contribué à me mettre dans le bel état où je suis. Ces vents cruels font beaucoup plus de mal que Tronchin ne peut faire de bien.

Adieu, mes divins anges ; je n’ai plus ni voix pour dicter, ni main pour écrire, ni tête pour penser ; mais j’espère que tout cela reviendra.

Je crois ne pouvoir mieux remercier Dieu de mon retour à la vie qu’en vous envoyant cet ouvrage édifiant[3]. On devrait bien l’imprimer à Paris.

  1. On trouve dans les Questions sur l’Encyclopédie (ou Dictionnaire philosophique, voyez tome XVII, page 215) une lettre à Damilaville, du 7 mai 1762, qui ne pouvait être transposée, qu’il serait superflu de répéter ici, mais qu’il est bon d’y mentionner.
  2. Grimm parle du spectacle de Servandoni dans sa Correspondance, mai 1757.
  3. Extrait des sentiments de Jean Meslier ; voyez tome XXIV, page 293.