Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4893

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 104-105).

4893. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, le 15 mai.

J’étais à la mort, monseigneur, quand Votre Éminence eut la bonté de me donner part de la perte cruelle que vous avez faite[1]. Je reprends toute ma sensibilité pour vous et pour tout ce qui vous touche, en revenant un peu à la vie. Je vois quelle a dû être votre affliction ; je la partage ; je voudrais avoir la force de me transporter auprès de vous pour chercher à vous consoler.

Tronchin et la nature m’ont guéri d’une inflammation de poitrine et d’une fièvre continue ; mais je suis toujours dans la plus grande faiblesse.

J’ai la passion de vous voir avant ma mort ; faudra-t-il que ce soit une passion malheureuse ? Je vous avais supplié de vouloir bien vous faire informer de l’horrible aventure des Calas : M. le maréchal de Richelieu n’a pu avoir aucun éclaircissement satisfaisant sur cette affaire. Il est bien étrange qu’on s’efforce de cacher une chose qu’on devrait s’efforcer de rendre publique. Je prends intérêt à cette catastrophe, parce que je vois souvent les enfants de ce malheureux Calas[2] qu’on a fait expirer sur la roue. Si vous pouviez, sans vous compromettre, vous informer de la vérité, ma curiosité et mon humanité vous auraient une bien grande obligation. Votre Éminence pourrait me faire parvenir le mémoire qu’on lui aurait envoyé de Toulouse, et assurément je ne dirai pas qu’il m’est venu par vous.

Toutes les lettres que j’ai du Languedoc sur cette affaire se contredisent ; c’est un chaos qu’il est impossible de débrouiller ; mais peut-être Votre Éminence n’est-elle déjà plus à Montélimart, peut-être êtes-vous à Vic-sur-Aisne, où vous embellissez votre retraite, et où vous oubliez les malheurs publics et particuliers.


(Et puis de sa main :)

Il faut absolument que je me serve de ma trop faible main, monseigneur, pour vous dire combien mon cœur est à vous. Que ne puis-je vous entendre une heure ou deux ! Il me semble qu’à travers toute votre circonspection, vous me feriez sentir avec quelle douleur on doit envisager l’état présent de la France. Je vous tiens heureux de n’être plus dans un poste où l’on ne peut empêcher les malheurs, et où l’on répond au public de tous les désastres inévitables. Jouissez de votre repos, de vos lumières supérieures, de toutes les espérances pour l’avenir, et surtout du présent. Votre philosophie apportera de la consolation à la douleur de la perte de madame votre nièce. Agréez ma sensibilité et mon tendre respect.

  1. De la comtesse de Narbonne-Pelet, sa nièce.
  2. Donat Calas. Pierre ne s’évada du couvent des jacobins que le 4 juillet.