Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4899

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4899. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Le 18 mai.

Votre dernière lettre m’a fait sentir, mon cher confrère, à quel point je vous aimais, et combien votre conservation importe au bonheur de ma vie. Hèlas ! vous êtes le seul homme aujourd’hui qui conserviez à votre patrie l’idée de supériorité sur les autres nations ; je sens avec vous combien il est heureux pour moi de n’être plus en place ; je n’ai pas la capacité nécessaire pour tout rétablir, et je serais trop sensible aux malheurs de mon pays. Mon cœur est encore flétri de la perte que je viens de faire ; ma nièce était mon amie ; sa sœur, qui seule peut me consoler, a été pendant trois semaines dans le plus grand danger, et ce n’est que depuis quelques jours que j’ai l’espoir de la conserver. Je pars jeudi avec elle pour aller respirer le bon air des environs de Montpellier. Dès que sa santé sera rétablie, je regagnerai ma paisible retraite. Vos lettres y ranimeront mon âme. Il n’est pas nécessaire de vous observer qu’elles passent par Paris pour aller à Soissons, et qu’il faut être plus prudent avec moi qu’avec tout autre. Mon frère, qui est à Toulouse, n’a pu approfondir l’aventure des Calas. Je ne crois pas un protestant plus capable d’un crime atroce qu’un catholique ; mais je ne crois pas aussi (sans des preuves démonstratives) que des magistrats s’entendent pour faire une horrible injustice. Je puis encore recevoir de vos nouvelles avant mon départ pour Vic-sur-Aisne ; adressez-les à Montélimart. Soyez sûr que rien dans le monde ne me satisferait davantage que de vous voir un moment, de vous embrasser, de causer avec vous ; mais je suis obligé de retenir jusqu’à ma respiration pour éviter les tracasseries. Mes pareils n’ont cherché dans ma position que les moyens d’en sortir et de faire parler d’eux. Plus philosophe et moins ambitieux, je ne cherche que le repos et l’obscurité. Dès que je n’ai pu faire le bonheur et la gloire de la France, il ne me reste qu’à rendre ma famille heureuse, et à adoucir le sort de mes vassaux. La lecture, des réflexions sur le passé et sur l’avenir, un oubli volonlaire du présent, des promenades, un peu de conversation, une vie frugale : voilà tout ce qui entre dans le plan de ma vie ; vos lettres en feront l’agrément. Je ne suis pas assez heureux pour me refuser ce secours, et le prix que j’y attache vous fait une loi de me l’accorder.