Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4962

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 161-165).


4962. — DU CARDINAL DE BERNIS.
À Vic-sur-Aisne, le 10 juillet.

Je n’ai lu Cassandre que depuis quelques jours, mon cher confrère ; à peine arrivé ici, j’ai appris qu’un de mes neveux, colonel aux grenadiers de France, a été tué dans la dernière affaire ; c’est le seul officier de son grade qui ait péri. Ce second malheur a rouvert les plaies du premier. Mon courage est exercé depuis longtemps, il faut espérer que j’en aurai moins besoin à l’avenir. J’ai trouvé votre tragédie si fort changée en bien que je ne l’ai presque pas reconnue. Le rôle de Statira est admirable et bien soutenu ; il ne s’agit que de jeter une nuance de fierté dans les discours qu’elle tient à Antigone. Celui du grand prêtre est, dans son genre, tout aussi beau. Je voudrais bien que nos archevêques parlassent avec cette dignité, cette force, et cette modération. Le rôle d’Olympie est plus noble qu’il n’était, et plus intéressant ; Cassandre lui-même m’a paru plus digne de vous. J’ai été ému, j’ai pleuré, et mon esprit a été perpétuellement rempli d’idées nobles, de sentiments douloureux et tendres ; en un mot, je crois qu’il s’en faut bien peu que ce ne soit une des plus belles de vos pièces. J’ai dicté à chaque acte quelques réflexions[1] dont vous ferez sûrement bon usage. Je ne connais pas de docilité plus grande que la vôtre, ni de talent plus rare. Il y a quelques rimes faibles que vous ferez bien de laisser, s’il vous en coûtait trop pour les changer. Il faut toujours jeter quelques petits os à ronger à ses ennemis.

Me voilà revenu chez moi. Je n’y ai point bâti, mais j’ai réparé toutes les vieilleries de l’abbé de Pomponne[2]. Je n’ai pas le logement d’un fermier général, mais une assez jolie gentilhommière. Les cardinaux de Lorraine, d’Este, et de Mazarin, s’en sont bien contentés. Je suis et dois être moins difficile. Je n’ai point de bibliothèque, mais un simple cabinet de livres que je lis ou que je consulte. Je n’aime point ce qui est plus de représentation que d’usage. Je plante beaucoup d’arbres ; j’arrose mes prairies ; je soigne beaucoup mes potagers, qui sont devenus mes nourrices, depuis que je ne mange plus de viande. Voilà le fond de mes occupations. J’ai quelques amis qui viennent me voir ; tous sont estimables, et plusieurs sont aimables. Vous voyez qu’il en est de plus malheureux. Écrivez-moi de temps en temps ; une lettre de vous embellit toute la journée, et je connais le prix d’un jour. Adieu, mon cher confrère ; vivez aussi longtemps que Crébillon ; je suis bien sûr que vos ouvrages dureront plus que les siens, quoiqu’il ait mérité une place honorable parmi nos auteurs tragiques. Ce que je vous demande de préférence à tout, c’est de m’écrire quand vous serez de bonne humeur. J’ai éprouvé que votre gaieté m’est plus salutaire que le bon régime que j’observe.


Observations du cardinal de Bernis sur la tragédie d’Olympie.

acte I, Scène ii.

Comme il est essentiel de diminuer l’horreur du meurtre de Statira, il paraît nécessaire qu’Antigone s’étende un peu davantage sur l’entreprise de Statira contre Antipatre, en sorte que le lecteur ou le spectateur comprenne aisément, et soit convaincu que Cassandre, en frappant Statira, qui s’était mise à la tête du peuple de Babylone, ne fit que sauver son père par une légitime défense. Cassandre aura toujours à se reprocher d’avoir tué une femme veuve d’Alexandre, sa souveraine, et mère d’Olympie. Rien n’est plus adroit que d’établir ce fait par Antigone lui-même ; et lorsque ce même fait sera clairement expliqué au commencement de la pièce, les esprits ne seront plus révoltés, et Cassandre, plus intéressant, pourra mieux se disculper d’un crime presque involontaire, et que le salut d’Antipatre pouvait autoriser ou du moins excuser.


Ne doit point nous coûter de regrets et de larmes[3].


Ni de larmes paraîtrait plus exact.


Que jamais entre nous la discorde introduite
Ne nous expose en proie à ces tyrans nouveaux.


Je n’aime point la discorde introduite entre nous ; parmi nous serait plus exact[4]. J’aime encore moins cette expression, ne nous expose en proie[5].


scène v

Cassandre est-il le seul accusé de faiblesse[6] ?


Ce vers ne rend point ce qu’Antigone veut ou doit dire.


acte II, scène ii.

Statira rend Cassandre trop odieux, en disant au grand prêtre que Cassandre, après l’avoir percée de coups, la traîne sur le tombeau d’Alexandre[7]. Cette remarque avait déjà été faite, et mérite attention.

Ces vers :


Une retraite heureuse amène au fond des cœurs
L’oubli des ennemis et l’oubli des malheurs,


seront gravés sur une colonne dans mon jardin de Vic-sur-Aisne.

Il vaut mieux qu’Olympie entende le bruit du tonnerre qui ébranle le temple[8], que si elle sentait un véritable tremblement de terre, parce que, dans ce dernier cas, il serait singulier que sa mère et elle s’en fussent seules aperçues. Il n’est point question dans toute la pièce de ce tremblement de terre, événement rare, qui n’aurait pas manqué de faire une vive impression sur les prêtres et sur les prêtresses.

On dit trancher la vie et retrancher de la vie, et non pas retrancher la vie[9].


acte III, scène i.

Cassandre est amoureux et ambitieux ; l’amour doit le porter à rendre justice a Olympie, et à lui déclarer qu’elle est fille de Statira et d’Alexandre. Mais l’ambition aurait dû l’empêcher de révéler ce mystère avant l’accomplissement de son mariage ; il parait donc nécessaire qu’il excuse cette imprudence par quelques motifs raisonnables et relatifs à ses intérêts ; il peut faire entendre que le parti d’Antigone grossissant, il était nécessaire d’annoncer au peuple que son sort était lié à l’héritière légitime du trône d’Alexandre ; par là, le caractère de l’amant et de l’ambitieux sera mieux soutenu et mieux rempli.


scène III.

Ô tonnerres du ciel · · · · ·


Cette fin de vers paraît trop faite pour la rime.

Je n’aime point que ma fureur adore[10].


scène V.

Il me semble que Statira jette un peu trop Olympie à la tête d’Antigone, et que, pour l’exciter à la vengeance, elle perd ce ton de dignité et de fierté qui ennoblit son rôle, et le rend si intéressant ; elle peut faire espérer sa fille à un sujet d’Alexandre, mais sans jamais prendre avec lui le ton de l’égalité[11].


acte IV, scène i.

On ne manquera pas de trouver extraordinaire que Cassandre et Antigone, étant convenus de se battre seuls sans exposer la vie de leurs sujets,

choisissent le temple d’Éphèse pour le théâtre de ce combat singulier.

scène v.

Mais je meurs en t’aimant[12]


Je ne sais s’il ne serait pas mieux, de supprimer cette expression de tendresse, dans un moment où Statira doit être pleine d’indignation et de douleur de l’amour de sa fille pour Cassandre. Du moins ce mot m’a toujours refroidi en lisant cette scène.


acte V.

En général, cet acte est écrit avec moins de force et de chaleur que les autres ; il est vraisemblable qu’à la représentation ce défaut se fait moins sentir qu’à la lecture. Mais il est bien aisé à M. de Voltaire d’y répandre quelques étincelles du feu de son génie, et quelques-uns de ces vers heureux dont cette pièce est remplie.

  1. Elles sont à la suite de cette lettre.
  2. Qui avait possédé avant lui l’abbaye de Saint-Médard. (Note de Bourgoing.)
  3. Le vers n’a pas été changé ; voyez tome VI, page 103.
  4. C’est ce qu’a mis Voltaire ; voyez tome VI, page 104.
  5. Cette expression n’a pas été changée.
  6. Voltaire a mis :
    Cassandre est-il le seul en proie à la faiblesse ?

    Voyez tome VI, page 110.
  7. On lit (voyez tome VI, page 114) :

    Ayant osé percer sa veuvve gémissante,
    Sur le corps d’un époux il la jeta mourante.

  8. Voltaire a mis (voyez tome VI, page 118) :

    · · · · · J’entends un horrible murmure ;
    Le temple est ébranlé.

  9. Voltaire mit : on termina la vie ; voyez tome VI, page 119.
  10. Voltaire mit : Que ma tendresse adore ; voyez tome VI, page 132.
  11. Voyez la lettre de Voltaire du 19 juillet.
  12. Cet hémistiche a été changé.