Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4970

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 174-175).

4970 — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, le 19 juillet.

Ce n’est pas sans raison, monseigneur, et non sine numine Divum[1], que l’effigie de ma maigre physionomie est au Louvre, précisément au-dessous de votre rond et resplendissant et très-aimable visage ; c’est, comme disent les docteurs, un vrai type. Cela signifie que mon âme reçoit d’en haut les rayons de la vôtre. Vous avez bien voulu m’illuminer plus d’une fois sur mon œuvre des six jours ; vous ne vous êtes point rebuté. Comptez que je sens le prix de vos bontés comme celui de votre esprit et de votre goût. Que Votre Éminence a bien raison de dire[2] que Statira ne parle pas à Antigone d’une manière assez imposante ! J’ai changé sur-le-champ la chose ainsi :


La majesté peut-être, ou l’orgueil de mon trône,
N’avait pas destiné, dans mes premiers projets,
La fille d’Alexandre à l’un de mes sujets :
Mais vous la méritez en voulant la défendre ;
C’est vous qu’en expirant désignait Alexandre ;
Il nomma le plus digne, et vous le devenez :
Son trône est votre bien quand vous le soutenez.
Allez, et que des dieux la faveur vous seconde,
Que la vertu vous guide à l’empire du monde ;
Combattez, et régnez, etc.

(Acte III, scène v.)

Je profiterai de toutes vos remarques. Il faut tâcher de bien faire ce qu’on fait, fût-ce un bout-rimé ou une antienne. Recevez, avec mes tendres remerciements, les témoignages de ma juste sensibilité pour tout ce qui touche Votre Éminence. Vous essuyez donc encore des pertes particulières dans des malheurs publics, et votre courage est à toutes les épreuves :


Durate, et vosmet rebus servate secundis.

(Virg.,. Æn., lib. I, v. 267.)

Je suis bien édifié de votre goût pour les potagers ; je ne savais point que vous fussiez frugivore, je vous croyais seulement virum frugi. Je vous parlais de votre belle mine rebondie ; elle est heureuse, et vous serez heureux. Ne serez-vous pas riche comme un puits, quand vous aurez nettoyé vos dettes ? ne serez-vous pas le plus aimable du sacré collège ? ne vivrez-vous pas comme il vous plaira ? ne ferez-vous pas le charme de la société ? On dit que vous voulez être archevêque : à la bonne heure ; mais ce n’est qu’une gêne ; un cardinal n’a pas besoin d’une charge d’âmes, et c’est une triste charge. Je vous voudrais à Paris, à la tête du bon goût et de la bonne compagnie, avec cent mille écus de rente ; mais on dit que ce n’est pas assez pour le cœur humain, et qu’il faut autre chose ; je m’en rapporte…

Je suis enfoncé dans l’histoire du temps présent ; je suis émerveillé de nos sottises. Quelles misères !

Tendre attachement, profond respect.

  1. Æn., II, 777.
  2. Voyez la lettre du cardinal, du 10 juillet, n° 4962.