Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4974

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 179-180).

4974. — À M.  DE CIDEVILLE.
Aux Délices, le 21 juillet.

Mon cher et ancien ami, nous oublions donc tous deux ce monde frivole et méchant, à cent cinquante lieues l’un de l’autre. Il vaudrait mieux l’oublier ensemble ; mais la destinée a arrangé les choses autrement. Cette destinée, qui m’a fait tantôt goguenard, tantôt sérieux, qui m’a rendu maçon et laboureur, me force à présent de soutenir un roué contre un parlement. Le fils du roué m’avait fait verser des larmes ; je me suis trouvé enchaîné insensiblement à cette épouvantable affaire, qui commence à émouvoir tout Paris. Nous ne réussirons peut-être qu’à faire redire :


Tantum relligio potuit suadere malorum !

(Lucrèce, liv. I, v. 102.)


mais il est important qu’on le redise souvent, et que les hommes puissent apprendre enfin que la religion ne doit pas faire des tigres.

Jean-Jacques, qui a écrit à la fois contre les prêtres et contre les philosophes, a été brûlé à Genève dans la personne de son plat Émile, et banni du canton de Berne, où il s’était réfugié. Il est à présent entre deux rochers, dans le pays de Neuchâtel, croyant toujours avoir raison, et regardant les humains en pitié. Je crois que la chienne d’Érostrate, ayant rencontré le chien de Diogène, fit des petits dont Jean-Jacques est descendu en droite ligne.

Pour moi, je crois que je suis devenu dévot. J’ai dans certaine tragédie de Cassandre un grand prêtre qui est aussi modéré que Joad est brutal et fanatique ; j’ai une veuve d’Alexandre religieuse dans un couvent ; les initiés s’y confessent et communient. Je veux que vous assistiez à cette œuvre pie, quand vous serez à Paris. Jouissez, en attendant, des agréments de la campagne ; cultivez votre aimable esprit, et souvenez-vous que vous avez au pied des Alpes des amis qui vous chérissent tendrement. V.