Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 4994

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 198-199).

4994. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
7 auguste.

Mes divins anges, mon cœur est bien gros. Je suis atterré de la piété du bailli de Froulai[1], et j’aime cent fois mieux le bailli du Droit du Seigneur. Est-il possible qu’il se soit déclaré contre les comédiens et contre ce bon curé de Saint-Jean-de-Latran ? Il n’aurait jamais fait pareille infamie du temps de Mlle Lecouvreur et du chevalier d’Aidie.

Mon second tourment est l’inquiétude que j’ai pour dame Catherine[2] ; j’ai bien peur que ce vieux héros de comte de Munich n’ait pris le parti de l’ivrogne Pierre Ulric. Il est généralissime. Il aime peu les dames depuis qu’une d’elles l’a envoyé en Sibérie ; il est un peu Prussien : tout cela me donne beaucoup d’embarras.

Ma troisième douleur est l’affaire des Calas. Je crains toujours que monsieur le chancelier ne prenne le prétexte d’un défaut de formalités pour ne pas choquer le parlement de Toulouse. Je voudrais que quelque bonne âme pût dire au roi : « Sire, voyez à quel point vous devez aimer ce parlement : ce fut lui qui, le premier, remercia Dieu de l’assassinat de Henri III, et ordonna une procession annuelle pour célébrer la mémoire de saint Jacques Clément, en ajoutant la clause qu’on pendrait, sans forme de procès, quiconque parlerait jamais de reconnaître pour roi votre aïeul Henri IV. »

Henri IV gagna enfin son procès ; mais je ne sais si les Calas seront aussi heureux. Je n’ai d’espoir que dans mes chers anges, et dans le cri public. Je crois qu’il faut que MM. de Beaumont et Mallard fassent brailler en notre faveur tout l’ordre des avocats, et que, de bouche en bouche, on fasse tinter les oreilles du chancelier ; qu’on ne lui donne ni repos ni trêve ; qu’on lui crie toujours : Calas ! Calas !

Ma quatrième inquiétude vient de la famille d’Alexandre[3]. Je l’ai envoyée à l’électeur palatin, en lui disant qu’il ne fallait point la faire jouer, et sur-le-champ il a distribué les rôles. Je vais lui écrire pour le prier de ne la point imprimer, et il l’imprimera. Je crois que, pour me dépiquer, je serai obligé d’en faire autant. Je suis presque aussi content de Cassandre qu’un palatin ; mais il se pourrait faire que mon extrême dévotion dans cet ouvrage, ma confession, ma communion, ma Statira mourant de mort subite, mon bûcher, etc., donnassent quelque prise à mes bons amis les Fréron et consorts. J’ai écrit la pièce de mon mieux ; mais je crois qu’il faut accoutumer le public, par la voie de l’impression, à toutes ces singularités théâtrales : c’est, à mon sens, le meilleur parti, d’autant plus qu’étant dans le goût des commentaires, j’en ai fait un sur cette pièce qui est extrêmement profond et merveilleux. M. Joly de Fleury pourrait en être tout ébouriffé.

Je vous enverrai Hérode et Mariamne incessamment ; vous y verrez une espèce de janséniste[4], essénien de son métier, que j’ai substitué à Varus, comme je crois vous l’avoir déjà dit. Ce Varus m’avait paru prodigieusement fade. Je baise toujours du meilleur de mon cœur le bout de vos ailes, et présente mes respects et remerciements à Mme d’Argental.

  1. Ambassadeur de Malte en France ; l’église Saint-Jean-de-Latran, où s’était célébré le service pour Crébillon, avait le titre de commanderie de Malte.
  2. Catherine II. La révolution de palais avait eu lieu le 9 juillet.
  3. La tragédie d’Olympie. Dans la Correspondance de Grimm, à la date du 15 août 1762, on parle d’une lettre de Voltaire à d’Argental, de la semaine dernière, dans laquelle était cette phrase : « N’espérez pas tirer de moi une tragédie, que celle de Toulouse ne soit finie. » Il paraîtrait qu’il y a de perdu une lettre à d’Argental. Mais il est à remarquer que, dans sa lettre au marquis de Chauvelin, n° 5005, Voltaire dit le contraire de ce que lui fait dire Grimm.
  4. Sohême ; voyez tome II, pages 162, 174, 227.