Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5002

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5002. — À M.  LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
Aux Délices, 13 auguste.

Je suis presque toujours réduit, monsieur, à vous écrire d’une main étrangère ; cela gêne beaucoup mon cœur et mon impatience. Vous êtes sans doute actuellement dans votre beau château, l’asile des Muses et surtout de Melpomène. Le favori de Thalie a donc pris une autre route que Genève ? Je ne saurais me consoler qu’il ait donné la préférence à Lyon ; nous lui aurions fait l’accueil qu’on faisait ou qu’on devait faire à Ménandre. Je ne sais pas s’il sera fort content de Paris ; il trouvera la Comédie-Italienne réunie avec la Foire, et ne donnant plus que des opéras-comiques. D’ailleurs la malheureuse guerre dans laquelle nous sommes engagés depuis sept ans n’est guère favorable aux beaux-arts. Je suis sûr que les connaisseurs rendront ce qu’ils doivent au mérite de M. Goldoni ; mais je voudrais que son voyage lui fût utile.

Voilà, monsieur, bien des sujets de tragédies dans ce siècle. L’empereur de Russie, détrôné par sa femme, est mort, dit-on, d’une colique violente ; le prince Ivan[1], empereur légitime, enfermé depuis plus de vingt ans dans une île de la mer Glaciale, où sa mère est morte ; la reine de Pologne expirant de douleur sur les ruines de sa capitale ; le prince Édouard, héritier du trône de la Grande-Bretagne, traînant sa misère obscure dans les Ardennes ; les rois de France et de Portugal assassinés[2]. Vous m’avouerez qu’on aurait tort de ne pas convenir que notre siècle est fertile en sujets de théâtre. Heureux ceux qui voient du port tant d’orages ! Il n’y a point de retraite qui ne soit préférable à des trônes élevés au milieu de tant d’écueils.

Jouissez, monsieur, des douceurs de la paix, de votre considération, de votre tranquillité, des beaux-arts, que vous protégez. Je m’intéresse vivement à vos succès et à vos plaisirs. Conservez-moi vos bontés ; vous savez combien elles me sont chères, et combien je vous respecte.

  1. Voyez tome XXI, pages 206-207.
  2. La mort de la reine de Pologne, Marie-Josèphe d’Autriche, est de novembre 1757 ; le séjour du prince Édouard dans les Ardennes doit être de 1747 ou 1748 (voyez tome XV, pages 305-306) ; les assassinats des rois de France et de Portugal sont de 1757 et 1758 (voyez tome XV, pages 389 et 395.)