Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5020

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 220-221).

5020. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
29 auguste.

Divins anges, je m’aperçois pourtant qu’il est difficile de faire à la fois une tragédie, l’Histoire du czar, l’Histoire générale[1], les Remarques sur Corneille, et de défricher le tout avec un procès[2] pour un cimetière.

J’apprends que vous n’êtes plus chez vous, et que la petite vérole vous en a chassés : voilà ce que c’est que de ne pas faire inoculer tous les petits garçons et toutes les petites filles d’un pays à l’âge de sept ans ; mais j’ai peur que Tronchin et La Condamine n’aient décrédité l’inoculation, l’un en excitant trop d’envie, et l’autre en y mêlant un peu de ridicule.

Je vous envoie Mariamne pour vous amuser dans votre exil ; vous avez dû recevoir le Jules César de Shakespeare. Je crois que vous serez convaincus que La Place est fort loin d’avoir fait connaître le théâtre anglais[3] ; avouez que l’excès énorme de son extravagance était pourtant bon à connaître.

J’ai vu la requête de Mariette pour les Calas ; j’ai vu l’arrêt. La jurisprudence de Toulouse est bien étrange ; cet arrêt ne dit pas seulement de quoi Jean Calas était accusé. Je ne regarde ce jugement que comme un assassinat fait en robe et en bonnet carré. Je me flatte qu’enfin votre protection fera rendre justice à l’innocence. Je sais bien que les lois ne permettent pas les dédommagements que l’équité exigerait ; les juges devraient au moins demander pardon à la famille, et la nourrir. Que pourra faire le conseil ? Il dira que Calas n’a point pendu son fils : nous le savions bien ; et quand le conseil se laisserait séduire par le parlement de Toulouse, l’Europe ne croira pas moins Calas innocent. Le cri public l’emporte sur tous les arrêts ; mais enfin c’est toujours beaucoup que le conseil réprime un peu le fanatisme.

Mes chers anges, je ne ferai point imprimer Cassandre[4] : que votre volonté soit faite dans la terre comme aux cieux ; mais il arrivera sûrement quelque malheur dans le Palatinat[5].

L’électeur fait une belle dépense pour cette représentation : nous jouerons la pièce à Ferney ; mais, quoique ce ne soit pas en électeurs, le spectacle ne laissera pas que d’être beau. J’espère que nous en régalerons M. le maréchal de Richelieu. Nous verrons, à cette représentation, s’il y a encore quelque chose à changer, et ensuite nous l’enverrons à nos juges en dernier ressort.

Mes divins anges, nous avons des fluxions qui ne permettent pas trop d’écrire. Mille tendres respects.

  1. Le tome VIII de l’édition de 1761 ne parut qu’en 1763.
  2. C’est le procès sacré dont il est question tome XLI, page 314.
  3. Voyez tome XXIV, page 208.
  4. Olympie.
  5. La tragédie d’Olympie fut en effet jouée et imprimée par les soins de Colini, secrétaire de l’électeur palatin.