Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5021

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 221-223).

5021. — À M. DAMILAVILLE.
Aux Délices, 29 auguste.

Mon cher frère, il y a deux pièces dont je suis fort content : l’une est l’arrêt du parlement[1] qui nous débarrasse des jésuites, l’autre est la requête de M. Mariette contre le parlement de Toulouse. Je me flatte qu’à la fin nous viendrons à bout de faire rendre justice à l’innocence. Mais quelle justice ! elle se bornera à déclarer que Jean Calas a été roué mal à propos. Le sang innocent, dans d’autres pays, obtiendrait une autre vengeance. Je regarde le supplice de Calas comme un assassinat revêtu des formes de la justice. Les assassins devraient bien être condamnés au moins à demander pardon à la famille, et à la nourrir.

Vous ne vous souvenez peut-être pas d’une lettre qui est, je crois, la première que je vous écrivis sur cette affaire, et qui était adressée à M. d’Alembert[2]. Je vous l’envoyai, afin que tous les frères fussent instruits de cet horrible exemple de fanatisme. Je ne sais quel exécrable polisson a pris cette lettre pour son texte, et y a ajouté tout ce qu’on peut dire de plus extravagant, de plus offensant, et de plus punissable contre le gouvernement. L’auteur a poussé la sottise jusqu’à dire du mal du roi, et du bien du poëme du Balai ; le tout, écrit dans les charniers Saints-Innocents, a été mis dans les papiers publics d’Angleterre.

Il se trouve encore que le Journal encyclopédique, qui est le seul journal que j’aime, est attaqué violemment dans ce bel écrit qu’on m’attribue. Les auteurs de ce journal s’en sont plaints à moi ; enfin j’ai été obligé d’avoir la condescendance de désavouer publiquement cette impertinence[3], par la raison qu’il y a bien plus de gens qui se connaissent en méchancetés qu’il n’y en a qui se connaissent en style. Il faut avouer que la lettre est si insolente, que M. d’Alembert serait presque aussi coupable de l’avoir reçue que moi de l’avoir écrite.

Quand vous verrez M. d’Alembert, je vous prie de l’instruire de tout cela.

Mon frère Thieriot a trouvé ici de la santé, et moi, je perds la mienne. Je suis accablé de fluxions, je deviens sourd. Les tempéraments faibles, à mon âge, s’en vont pièce à pièce. Nous allons jouer ici la comédie : je ne pourrai être tout au plus que spectateur ; c’est bien dommage, je ne faisais pas mal mes rôles de vieillard.

Ne pensez-vous pas qu’il faut attendre, pour reprendre à Paris le Droit du Seigneur, que la Comédie française soit sur un autre pied et sur un autre ton ? Je crois que vous avez à Paris Goldoni. Vous me ferez plaisir de me dire comment il réussira. Je ne parle pas de ses pièces ; je crois la chose décidée. On dit l’auteur très bon homme et fort naturel.

J’embrasse tendrement mon cher frère.

  1. L’arrêt du 6 août 1762.
  2. Celle du 20 mars, n° 4872 ; voyez aussi lettre 5070.
  3. Voyez la lettre 5010.