Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5024

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 224-225).

5024. — À M.  LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, 3 septembre.

Je suis affligé en mon étui, monseigneur, mes sens me quittent l’un après l’autre, en dépit de Tronchin. La nature est plus forte que lui dans une machine frêle qu’elle mine de tous les côtés. Une fluxion diabolique m’a privé de l’ouïe, et presque de la vue. La famille d’Alexandre s’en est mal trouvée ; je l’ai abandonnée jusqu’à ce que je souffre moins ; mais je n’ai pas abandonné la famille des Calas, qui est aussi malheureuse que celle d’Alexandre. Je prends la liberté d’envoyer à Votre Éminence un petit Mémoire assez curieux sur cette cruelle affaire ; la première partie pourra vous amuser, la seconde pourra vous attendrir et vous indigner. Le conseil enfin est saisi des pièces, et l’on va revoir le jugement de Toulouse. Vous me demanderez pourquoi je me suis chargé de ce procès ; c’est parce que personne ne s’en chargeait, et qu’il m’a paru que les hommes étaient trop indifférents sur les malheurs d’autrui. Si Pierre III n’avait pas été un ivrogne, son aventure serait un beau sujet de tragédie. Deux rivales, une femme près d’être répudiée, une révolution subite ; l’étoffe ne manque pas. L’amour encore a fait assassiner le roi de Portugal[1] ; et puis qu’on aille dire que nous avons tort de mettre de l’amour dans nos pièces !

En voilà trop pour un sourd presque aveugle. Nous répétons Cassandre. Mlle  Corneille ne jouera pas mal Olympie ; mais elle jouera mieux Chimène, comme de raison.

Je vous réitère mes très-tendres respects.

  1. Le roi de Portugal avait une intrigue amoureuse avec la comtesse Ataïde d’Alouguia : voyez tome XV, page 395.