Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5036

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Correspondance : année 1762GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 235-237).

5036. — À M. D’ALEMBERT.
Au château de Ferney, par Genève, 15 septembre.

Mon très-aimable et très-grand philosophe, je suis emmitouflé. Je vise à être sourd et aveugle. Si je n’étais qu’aveugle, je reviendrais voir Mme du Deffant ; mais étant sourd, il n’y a pas moyen.

Je vous prie de dire à l’Académie que je la régalerai incessamment de l’Héraclius de Calderon, qui pourra réjouir autant que le César de Shakespeare. Soyez très-persuadé que j’ai traduit Gilles Shakespeare selon l’esprit[1] et selon la lettre. L’ambition qui paye ses dettes[2] est tout aussi familier en anglais qu’en français, et le dimitte nobis débita nostra[3] n’en est pas plus noble pour être dans le Pater.

On a bien de la peine avec les Calas ; on n’a été instruit que petit à petit, et ce n’est qu’avec des difficultés extrêmes qu’on a fait venir les enfants à Genève l’un après l’autre, et la mère à Paris. Les mémoires ont été faits successivement, à mesure qu’on a été instruit. Ces mémoires ne sont faits que pour préparer les esprits, pour acquérir des protecteurs, et pour avoir le plaisir de rendre un parlement et des pénitents blancs exécrables et ridicules.

Comment peut-on imaginer que j’aie persécuté Jean-Jacques ? voilà une étrange idée ; cela est absurde. Je me suis moqué de son Émile, qui est assurément un plat personnage ; son livre m’a ennuyé ; mais il y a cinquante pages que je veux faire relier en maroquin. En vérité, ai-je le nez tourné à la persécution ? Croit-on que j’aie un grand crédit auprès des prêtres de Berne ? Je vous assure que la prêtraille de Genève aurait fait retomber sur moi, si elle avait pu, la petite correction qu’on a faite à Jean-Jacques, et j’aurais pu dire :


· · · · · · · · · · Jam proximus ardet
Ucalegon[4] · · · · · · · · · ·


si je n’avais pas des terres en France, avec un peu de protection. Quelques cuistres de calvinistes ont été fort ébahis et fort scandalisés que l’illustre république me permît d’avoir une maison dans son territoire, dans le temps qu’on brûle et qu’on décrète de prise de corps Jean-Jacques le citoyen ; mais comme je suis fort insolent, j’en impose un peu, et cela contient les sots. Il y a d’ailleurs plus de Jean Meslier et de Sermon des cinquante[5] dans l’enceinte des montagnes qu’il n’y en a à Paris. Ma mission va bien, et la moisson est assez abondante. Tâchez de votre côté d’éclairer la jeunesse autant que vous le pourrez.

J’ai envoyé à frère Damilaville un[6] long détail d’une bêtise imprimée dans les journaux d’Angleterre ; c’est une lettre qu’on prétend que je vous ai écrite : vous auriez un bien plat correspondant si je vous avais en effet écrit de ce style.

Le factum de l’archevêque de Paris contre Jean-Jacques me paraît plus plat que l’éducation d’Émile ; mais il n’approche pas du réquisitoire d’Omer[7]. Quand un homme public est bête, il faut l’être comme Omer, ou ne point s’en mêler. Je suis très-sûr qu’on a proposé Berthier pour la place de maître Éditue[8]. Il faut avouer qu’il y a certaines familles où l’on élève bien les enfants ; mais, Dieu merci, nous n’avons eu qu’une fausse alarme.

Je vous parle rarement de Luc, parce que je ne pense plus à lui : cependant s’il était capable de vivre tranquille et en philosophe, et de mettre à écraser l’inf… la centième partie de ce qu’il lui en a coûté pour faire égorger du monde, je sens que je pourrais lui pardonner.

Vous avez vu, sans doute, la belle lettre que Jean-Jacques a écrite à son pasteur[9] pour être reçu à la sainte table : je l’ai envoyée à frère Damilaville. Vous voyez bien que ce pauvre homme est fou : pour peu qu’il eût eu un reste de sens commun, il serait venu au château de Tournay, que je lui offrais. C’est une terre entièrement libre : il y eût bravé également et les prêtres ariens, et l’imbécile Omer, et tous les fanatiques ; mais son orgueil ne lui a pas permis d’accepter les bienfaits d’un homme qu’il avait outragé.

Criez partout, je vous en prie, pour les Calas et contre le fanatisme, car c’est l’inf… qui a fait leur malheur. Vous devriez bien venir un jour à Ferney avec quelque bon cacouac. Je voudrais vous embrasser avant que de mourir, cela me ferait grand plaisir.

  1. II, aux Corinthiens, iii, 6.
  2. Voyez tome VII, page 481.
  3. Matthieu, vi, 12.
  4. Virgile, Æn., II, 311-312.
  5. Voyez tome XXIV, pages 293 et 437.
  6. Voyez la lettre du 29 auguste, n° 5021.
  7. Voyez la note, page 146.
  8. Personnage du Pantagruel.
  9. Lettre de Rousseau à Montmolin, du 24 août 1762.