Correspondance de Voltaire/1762/Lettre 5076

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5076. — À M.  LE MARQUIS ALBERGATI CAPACELLI.
À Ferney, 27 octobre.

Je craindrais, monsieur, de vous écrire de l’autre monde, si je différais plus longtemps. La journée n’a que vingt-quatre heures ; j’en souffre dix-huit, et je ne me porte pas trop bien pendant les six autres, malgré le docteur Tronchin et le régime le plus sévère.

Je fais comme les anciens Romains, qui donnèrent la comédie pour guérir de la peste[1]. Mais apparemment que les spectacles ne sont bons que contre la peste, et ne valent rien contre l’accablement d’un homme de soixante et neuf ans : aussi tout mon plaisir se bornera à jouir de celui des autres. J’ai pourtant fait un effort pour écrire deux lettres à notre cher ami M. Goldoni. Je ne sais où le prendre, je ne sais où il loge à Paris ; il ne m’a point envoyé son adresse. Le voilà englouti dans le tourbillon de cette grande ville ; chacun sans doute le veut avoir, et je suis persuadé qu’il n’a pas un moment à lui.

Je voudrais bien que son voyage lui fût aussi utile qu’agréable, et que ma patrie eût la gloire de rendre solidement justice à son mérite.

Pour moi, je ne lui pardonnerai pas s’il ne revient point par Ferney. Je veux absolument avoir la consolation de m’entretenir de vous avec lui avant que je meure. On dit qu’il est aussi aimable par la douceur et la facilité de ses mœurs que par ses talents.

Je suis toujours émerveillé de la bonté qu’ont vos virtuoses de traduire la malheureuse pièce d’Idoménée[2] ; c’est bien pis que d’admettre à sa table un ennuyeux parmi des gens d’esprit : c’est aller soi-même choisir dans sa cuisine tout ce qu’il y a de plus mauvais, et se donner la peine de préparer de ses mains un fort méchant dîner.

Je n’ai pu, monsieur, vous envoyer la tragédie que je vous ai promise ; mes souffrances continuelles ne m’ont pas permis d’y mettre la dernière main, et j’ai bien peur qu’elle ne soit qu’une espèce d’Idoménèe. Si M. Goldoni passe par chez moi, je la lui donnerai pour vous. Je vous jure que j’aurai la plus vive tentation d’accompagner M. Goldoni à Bologne ; et si j’étais un peu moins vieux et un peu moins malade, je ne résisterais pas à la tentation. Je suis né avec la passion des voyages ; vous l’augmentez furieusement en moi, et cependant il y a huit ans que je ne suis sorti de l’enceinte de mes montagnes.

Il faut que je sois un mauvais physicien, car j’avais imaginé que la ceinture des Alpes et du mont Jura serait une barrière contre les vents ; mais nous en avons ici d’épouvantables, et la faiblesse de mon tempérament ne s’en accommode guère. J’avais désiré de finir ma vie dans une entière liberté et dans un beau climat ; je n’ai que la moitié de ce que je désirais : cela est encore bien honnête. Je crois que Bologna la grassa vaut mieux que le pays de Gex, mais je crois surtout que vous l’embellissez. Votre goût pour la littérature, vos spectacles, vos fêtes, doivent attirer chez vous la meilleure compagnie d’Italie. Vous êtes à la fois auteur et protecteur : Mécène n’avait qu’un de vos avantages. Vous ne sauriez croire, monsieur, à quel point je vous révère ; j’ose encore ajouter que je prends la liberté de vous aimer de tout mon cœur.

Jouissez longtemps de votre considération, de votre fortune, de votre mérite, et de vos plaisirs ; ce sont les vœux de votre serviteur le plus sincère et le plus tendre.

  1. Voyez Tite-Live, VII, ii.
  2. Voyez lettre 5017.