Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5138

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 336-338).
5138. — DE M.  D’ALEMBERT.
À Paris, 12 janvier.

Il est vrai, mon cher et illustre maître, que je n’aime les grands que quand ils le sont comme vous, c’est-à-dire par eux-mêmes, et qu’on peut vraiment se tenir pour honoré de leur amitié et de leur estime ; pour les autres, je les salue de loin, je les respecte comme je dois, et je les estime comme je peux. Je ne dis pas cependant que si j’avais, comme vous, le bonheur d’avoir des terres et le malheur d’avoir affaire à des intendants, je ne fusse très-reconnaissant envers le ministre qui me délivrerait de l’intendant et qui affranchirait mes terres ;


Mais pour moi, Dieu merci, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis, et comme il plaît à Dieu[1],


dit Despréaux. J’ajoute : Et je ne dis ni bien ni mal des gens en place, pourvu que je conserve la mienne, qui est trop petite pour incommoder personne et pour faire envie aux intendants.

S’il est vrai que le duc de Choiseul ait protégé la comédie des Philosophes, et qu’en même temps il rende à la philosophie (peut-être sans le vouloir) le bon service de la délivrer des jésuites, la philosophie pourra dire de lui ce que Corneille disait du cardinal de Richelieu :


Il m’a trop fait de bien pour en dire du mal,
Il m’a trop fait de mal pour en dire du bien.

(Quatrain, Poésies diverses.)

Au surplus, si vous voulez savoir mon tarif, je trouve qu’un philosophe vaut mieux qu’un roi, un roi qu’un ministre, un ministre qu’un intendant, un intendant qu’un conseiller, un conseiller qu’un jésuite, et un jésuite qu’un janséniste ; et qu’un ami comme vous vaut mieux que tout cela pris ensemble.

En vérité, on a eu bien de la bonté à Versailles de juger enfin, à force de discernement, que vous n’aviez pas écrit une lettre insolente et absurde ; il est vrai que dans ce pays-là on dit, à toutes les sottises qui se font : C’est la philosophie, comme Crispin dit : C’est votre léthargie[2]. Savez-vous que c’est à la philosophie que ces messieurs imputent nos disgrâces ? Il est vrai, leur a-t-on répondu, que les Anglais et le roi de Prusse ne sont pas philosophes.

À propos de ce roi de Prusse, le voilà pourtant qui surnage ; et je pense bien comme vous, en qualité de Français et d’être pensant, que c’est un grand bonheur pour la France et pour la philosophie. Ces Autrichiens sont des capucins insolents qui nous haïssent et nous méprisent, et que je voudrais voir anéantis avec la superstition qu’ils protègent : je parle, comme vous, de la superstition, et non pas de la religion chrétienne, que j’honore comme les sociniens honteux de Genève honorent son divin fondateur. Voilà encore le socinien Vernet qui vient d’imprimer deux lettres[3] contre vous et contre moi ; il ne m’a pas été possible de les achever : cela est d’un style et d’un goût exécrables. Ne pourrait-on pas pourtant donner sur les oreilles à ce prestolet ? Mais il faudrait avoir pour cela ce qui a été écrit contre lui en Hollande et ailleurs au sujet de son catéchisme ; et puis il faudrait avoir du temps de reste pour lire toutes ces rapsodies, et pour en écrire d’autres sur celles-là ; et ni vous ni moi n’avons de temps à perdre.

Avez-vous entendu parler d’une nouvelle feuille périodique intitulée la Renommée littéraire[4], où on dit que vous êtes assez maltraité ? Que de chenilles qui rongent la littérature ! Par malheur ces chenilles durent toute l’année, et celles des bois n’ont qu’une saison. On dit que l’auteur de cette infamie, que je n’ai pas eu le temps ni le courage de lire, est un certain Le Brun, à qui vous avez eu la bonté d’écrire une lettre de remerciement sur une mauvaise ode qu’il vous avait adressée. Je me souviens que, dans cette ode, il y avait un vers qui finissait par les lauriers touffus[5]. Une femme avec qui je lisais cette ode trouva l’épithète singulière. « Je la trouve comme vous, lui dis-je ; je ne crois pourtant pas que ce soit une faute d’impression. Les lauriers de M. Le Brun se contentent de rimer à touffus, mais ne le sont pas. »

Laissons là toutes ces vilenies, et dites-moi où vous en êtes de Corneille, du Czar, et d’Olympie. À propos, on dit que vous serez obligé de changer le titre de cette dernière pièce, à cause de l’équivoque Ô l’impie ! Et puis dites que nous ne sommes pas plaisants.

Il parait que l’affaire des Calas prend une tournure assez favorable ; cependant ces pauvres gens-là ont bien des ennemis, et on écrit de Toulouse que les absous sont coupables, mais que le roué n’était pas innocent. Pour moi, je suis persuadé, comme vous, que cette malheureuse famille a été la victime des pénitents blancs. Croiriez-vous qu’un conseiller au parlement disait, il y a quelques jours, à un des avocats de la veuve Calas, que sa requête ne serait point admise parce qu’il y avait en France plus de magistrats que de Calas ? Voilà où en sont ces pères de la patrie.

En attendant que vous répondiez à Caveyrac, qui n’en vaut pas la peine, le Châtelet vient de décréter ce Caveyrac de prise de corps pour avoir fait l’Appel à la raison, en faveur des jésuites. Tous ces fanatiques en appellent de part et d’autre à la raison ; mais la raison fait pour eux comme la Mort :

La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles,
La cruellEt les laisse crier.

(Malherbe, Ode à Du Perrier.)

On dit que frère Griffet pourrait bien se trouver impliqué dans l’affaire de Caveyrac, qui très-sagement a pris la fuite. Notez que ledit Caveyrac est l’auteur de l’Apologie de la Saint-Barthélemy, pour laquelle on ne lui a pas dit plus haut que son nom ; mais on veut le pendre pour l’apologie des jésuites. Au surplus, pourvu qu’il soit pendu, n’importe le pourquoi. Le parlement vient déjà de faire pendre un prêtre pour quelques mauvais propos[6] : cela affriande ces messieurs, et l’appétit leur vient en mangeant. Adieu, mon cher et illustre maître.

P. S. Damilaville, qui sort d’ici, m’a dit qu’il vous enverrait la Renommée littéraire. On dit qu’il y en a une seconde feuille ; on dit aussi que Le Brun a pour associé un abbé Aubry, qui est apparemment un descendant d’un bâtard d’Aubry le boucher.

Nous n’avons point encore reçu à l’Académie l’Héraclius de Calderon : je le crois sans peine digne d’être placé à côté du César de Shakespeare. À propos de Calderon et de Shakespeare, que dites-vous du mausolée qu’on fait élever à Crébillon ? Je crois que vous pouvez être tranquille ; ce mausolée-là sera bien son tombeau, et ne sera pas le vôtre. Voilà le premier monument que le ministère élève aux lettres ; il me semble qu’on aurait pu commencer plus tôt et commencer mieux. Adieu, mon cher philosophe ; je suis actuellement absorbé dans la géométrie : on m’a reproché que je n’en faisais plus, et de rage j’ai donné deux volumes de diablerie l’an passé[7], et j’en vais encore donner deux. Damilaville m’a montré ce que vous dites de l’Encyclopédie dans l’Histoire générale ; vous avez bien lait de retrancher ce qui regarde le parlement ; vous avez pourtant toute raison, mais ces messieurs ne l’entendent pas. Adieu, encore une fois.

  1. À quatre mots près ce sont les deux derniers vers de la satire vi de Boileau.
  2. Dans le Légataire universel de Regnard, acte V, scène vii.
  3. L’édition de 1763 des Lettres d’un voyageur anglais contient six lettres ; voyez tome XXV, page 492.
  4. Ce journal, rédigé par Le Brun, a commencé le 1er décembre 1762 et fini en 1763. La collection forme deux volumes in-12.
  5. Vers 3 de la strophe xviii. Il a été corrigé.
  6. Jacques Ringuet ; voyez tome XX, page 457 ; et XXVIII, 428.
  7. D’Alembert avait, en 1761, publié les deux premiers volumes de ses Opuscules mathématiques (voyez tome XL, page. 525). Le quatrième ne vit le jour qu’en 1768.