Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5144

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 343-344).

5144. — À M.  LE COMTE ALGAROTTI.
À Ferney, 17 janvier.

Mon cher cygne de Padoue, si le climat de Bologne est aussi dur et aussi froid que le mien pendant l’hiver, vous avez très-bien fait de le quitter pour aller je ne sais où : car je n’ai pu lire l’endroit d’où vous datez, et je vous écris à Venise, ne doutant pas que ma lettre ne vous soit rendue où vous êtes. Pour moi, je reste dans mon lit comme Charles XII, en attendant le printemps. Je ne suis pas étonné que vous ayez des lauriers dans la campagne où vous êtes ; vous en feriez naître à Pétersbourg.

En relisant votre lettre, et en tâchant de la déchiffrer, je vois que vous êtes à Pise, ou du moins je crois le voir. C’est donc un beau pays que Pise ? Je voudrais bien vous y aller trouver ; mais j’ai bâti et planté en Laponie ; je me suis fait Lapon, et je mourrai Lapon.

Je vous enverrai incessamment le deuxième tome du Czar Pierre[1]. Je me suis d’ailleurs amusé à pousser l’Histoire générale jusqu’à cette paix dont nous avions tant besoin[2]. Vous sentez bien que je n’entre pas dans le détail des opérations militaires ; je n’ai jamais pu supporter ces minuties de carnage. Toutes les guerres se resemblent à peu près : c’est comme si on faisait l’histoire de la chasse, et que l’on supputât le nombre des chiens mangés par les loups. J’aime bien mieux vos lettres militaires, où il s’agit des principes de l’art. Cet art est, à la vérité, fort vilain ; mais il est nécessaire. Le prince Louis de Wurtemberg, que vous avez vu à Berlin, a renoncé à cet art comme au roi de Prusse, et est venu s’établir dans mon voisinage. Nous avons des neiges, j’en conviens ; mais nous ne manquons pas de bois. On a des théâtres chez soi, si on en manque à Genève ; on fait bonne chère ; on est le maître de son château ; on ne paye de tribut à personne : cela ne laisse pas de faire une position assez agréable. Vous, qui aimez à courir, je voudrais que vous allassiez de Pise à Gênes, de Gênes à Turin, et de Turin dans mon ermitage ; mais je ne suis pas assez heureux pour m’en flatter.

Buona notte, caro cigno di Pisa !

  1. Il parut en 1763.
  2. Le huitième volume de l’Essai sur l’Histoire générale parut aussi en 1763.