Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5143

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 342-343).

5143. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
17 janvier.

Voyez, mes anges, si ceci vous amusera, et s’il amusera M. le duc de Praslin. Les laquais des Français et des Anglais, ou bien des Anglais et des Français, qui sont à Genève, ont voulu donner un bal aux filles en l’honneur de la paix. Les maîtres ont prodigué l’argent ; on a fait des habits magnifiques, des cartouches aux armes de France et d’Angleterre, des fusées, des confitures : on a fait venir des gelinottes et des violons de vingt lieues à la ronde, des rubans, des nœuds d’épaules, et Vivent MM. le duc de Praslin et de Bedford ! dessinés dans l’illumination d’un beau feu d’artifice. Les perruques carrées de Genève ont trouvé cela mauvais ; elles ont dit que Calvin défendait le bal expressément ; qu’ils savaient mieux l’Écriture que M. le duc de Praslin ; que d’ailleurs pendant la guerre ils vendaient plus cher leurs marchandises de contrebande : en un mot, toutes les dépenses étant faites, ils ont empêché la cérémonie.

Alors la bande joyeuse a pris un parti fort sage : vous allez croire que c’est de mettre le feu à la ville de Genève ; point du tout ; les deux partis sont allés célébrer leur orgie sur le territoire de France (il n’y a pas bien loin). Rien n’a été plus gai, plus splendide et plus plaisant. Cela ne vous paraîtra peut-être pas si agréable qu’à nous ; mais nous sommes de ces gens sérieux que les moindres choses amusent.

Je me flatte que mes anges ont reçu mon testament en faveur de Mlle d’Épinay[1], par lequel je lui donne et lègue les rôles d’Acanthe et de Nanine. Si elle veut encore celui de Lise, dans l’Enfant prodigue, je le lui donne par un codicille, révoquant à cet effet tous les testaments antérieurs.

Qu’est-ce que c’est que le vieux Dupuis[2] ? On dit que la pièce est de Collé. Si cela est, elle doit être extrêmement gaie, comme toute honnête comédie doit l’être : car, pour les comédies où il n’y a pas le mot pour rire, c’est une infamie que je ne pardonnerai jamais à cette folle de Quinault[3], qui mit à la mode ce monstre si opposé à son caractère.

Dieu vous ait, mes bons anges, en sa sainte et digne garde ! Respect et tendresse.

  1. Voyez la note, pâge 308.
  2. Dupuis et Desronais, comédie en trois actes et en vers libres, de Collé, jouée le 17 janvier 1763.
  3. Jeanne-Françoise Quinault ; voyez la note, tome XXXIV, page 48.