Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5156

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 351-353).

5156. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
23 janvier.

Divins anges, vous peignez les seigneurs genevois[1] du pinceau de Rigault : nous verrons si le prince[2] fera donner de bons ordres pour les souscriptions.

Je me hâte de justifier Mlle  Corneille, que vous accusez avec toutes les apparences de raison. Or vous savez qu’il ne faut pas toujours condamner les filles sur les apparences. Il est vrai qu’elle a fait plus de progrès dans la comète et le trictrac que dans l’orthographe, et qu’elle met la comète pour neuf plus aisément qu’elle n’écrit une lettre ; mais le fait est qu’à l’aide de Mme  Denis, qui lui sert en tout de mère, elle est venue à bout d’écrire à son père, à sa mère, et à Mlle  Félix et de Vilgenou[3]. Nous avons chargé du paquet, il y a longtemps, un citoyen de Genève ; c’est M. Miqueli, breveté de colonel suisse, qui s’en allait à Paris à petites journées. Elle ne sait point la demeure de son père ; je crois aussi que Mlle  Félix et de Vilgenou ont changé d’habitation : en un mot, on a écrit, cela est certain.

À présent, disons un petit mot du tripot.

Des préfaces à Zulime, vous en aurez, mes anges, et c’est à mon grand regret : car, sans me flatter, Zulime est un Bajazet tout pur, sans qu’il y ait un Acomat. Je suis plus difficile que vous ne pensez. Figurez-vous que quand j’envoyai Olympie pour être jouée à Manheim, je faisais correction sur correction, changement sur changement, carton sur carton, vers sur vers, précisément comme autrefois j’allais donner à Mlle  Desmares des corrections par le trou de la serrure[4].

Donnez-moi quelques jours de délai encore, car je n’ai pas le temps de me reconnaître : je vous l’ai déjà dit, vous ne me plaignez point. Je suis vieux comme le temps, faible comme un roseau, accablé d’une douzaine de fardeaux. Figurez-vous un ver à soie qui s’enterre dans sa coque en filant ; voilà mon état : un peu de pitié, je vous prie.

Voilà un bien digne homme que M.  le duc de Praslin ! Je suis à ses pieds : je vois que son bon esprit a été convaincu par les raisons des avocats, et que son cœur a été touché. Mais quoi ! cette affaire sera donc portée à tout le conseil, après avoir été jugée au bureau de M.  d’Aguesseau ? Je n’entends rien aux rubriques du conseil. À propos de conseil, savez-vous que je crois le mémoire de Mariette le meilleur de tous pour instruire les juges ? Les autres ont plus d’ithos et de pathos[5], mais celui-là va au fait plus judiciairement : en un mot, tous les trois sont fort bons. Il y en a encore un quatrième que je n’ai pas vu[6].

Voici bien autre chose. Je marie Mlle  Corneille, non pas à un demi-philosophe dégoûté du service, mal avec ses parents, avec lui-même, et chargé de dettes, mais à un jeune cornette de dragons, gentilliomme très-aimable, de mœurs charmantes, d’une très-jolie figure, amoureux, aimé, assez riche. Nous sommes d’accord, et en un moment, et sans discussion, comme on arrange une partie de souper. Je garderai chez moi futur et future ; je serai patriarche, si vous nous approuvez. Mes bons anges, vous savez qu’il faut, je ne sais comment, le consentement des père et mère Corneille. Seriez-vous assez adorables pour les envoyer chercher, et leur faire signer : « Nous consentons au mariage de Marie avec M. Dupuits[7] cornette dans la Colonelle-Générale ; » et tout est dit.

Que dira M.  le duc de Praslin de cette négociation si promptement entamée et conclue ? Il m’a donné de l’ardeur. Je pense qu’il conviendrait que Sa Majesté permît qu’on mît dans le contrat qu’elle donne huit mille livres à Marie, en forme de dot, et pour payement de ses souscriptions. Je tournerais cette clause ; elle me paraît agréable ; cela fait un terrible effet en province : le nom du roi dans un contrat de mariage au mont Jura ! figurez-vous ! et puis cette clause réparerait la petite vilenie de monsieur le contrôleur général. J’en écris deux mots à M.  le duc de Choiseul[8] et à Mme  la duchesse de Grammont[9], La petite est charmée, et le dit tout naïvement : elle ne pouvait pas souffrir notre demi-philosophe[10].

Au reste, vous sentez bien que mariage arrêté n’est pas mariage fait, qu’il peut arriver des obstacles, comme mort subite ou autre accident ; mais je crois l’affaire au rang des plus grandes probabilités équivalentes à certitude.

Mes divins anges, mettez tout cela à l’ombre de vos ailes.

N. B. Hier il parut que les deux partis s’aimaient.

Depuis ma lettre écrite, j’ai signé les articles. Si nous avions le consentement de la petite poste[11], je ferais le mariage demain ; ce n’est pas la peine de traîner, la vie est trop courte.

  1. Les frères Cramer.
  2. Philibert Cramer.
  3. Voyez ci-après, page 357.
  4. Pour la tragédie d’Œdipe.
  5. Expression des Femmes savantes, acte III, scène v.
  6. Probablement le Mémoire de Sudre, dont il est parlé tome XXIV. page 365.
  7. Claude Dupuits de La Chaux épousa Mlle  Corneille le 12 février 1763.
  8. Cette lettre manque.
  9. Cette lettre manque aussi.
  10. Vaugrenant.
  11. Le père de Mlle  Corneille était facteur de la petite poste : voyez la note, tome XLI, page 47.