Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5160

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 356).
5160. — À M. DE CIDEVILLE.
À Ferney, le 26 janvier.

Mon ancien ami, votre jolie relation du mariage du jeune Dupuis nous vient comme de cire : car figurez-vous que nous marions Mlle Corneille, dans quelques jours, à un jeune Dupuits[1] d’environ vingt-trois ans et demi, cornette de dragons, possédant environ huit mille livres de rente en fonds de terre à la porte de notre château, d’une figure très-agréable, de mœurs charmantes qui n’ont rien du dragon, La différence entre ce Dupuits et celui de la Comédie, c’est que le nôtre n’a point de père qui fasse des niches à ses enfants ; c’est un orphelin. Nous logeons chez nous l’orphelin et l’orpheline. Ils s’aiment passionnément ; cela me ragaillardit, et n’empêche pourtant pas que je n’aie une grosse fluxion sur les yeux, et que je ne sois menacé de perdre la vue comme Lamotte.

Avouez, mon ancien ami, que la destinée de ce chiffon d’enfant est singulière. Je voudrais que le bonhomme Pierre revînt au monde pour être témoin de tout cela, et qu’il vît le bonhomme Voltaire menant à l’église la seule personne qui reste de son nom. Je commente l’oncle, je marie la nièce ; ce mariage est venu tout à propos pour me consoler de n’avoir plus à travailler sur des Cid, des Horaces, des Cinna, des Pompée, des Polyeucte. J’en suis à Pertharite, ne vous déplaise. La commission est triste, et ce qui suit n’est pas trop ragoûtant. Il fallait que Pierre eût le diable au corps pour faire imprimer tous ces détestables fatras. Mlle Corneille, avec sa petite mine, a deux yeux noirs qui valent cent fois mieux que les douze dernières pièces de l’oncle Pierre. L’avez-vous vue ? la connaissez-vous ? c’est une enfant gaie, sensible, honnête, douce, le meilleur petit caractère du monde. Il est vrai qu’elle n’est pas encore parvenue à lire les pièces de son oncle, mais elle a déjà lu quelques romans ; et puis vous savez comment l’esprit vient aux filles[2].

Adieu, mon cher et ancien ami ; je vous embrasse le plus tendrement du monde. V.

  1. Voyez pages 353 et 355.
  2. Titre d’un conte de La Fontaine.