Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5207

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 404-405).

5207. — À M.  DE LA CHALOTAIS.
À Ferney, le 28 février.

J’aimerais beaucoup mieux, monsieur, que vous m’eussiez fait l’honneur de m’envoyer votre ouvrage imprimé plutôt que manuscrit ; le public en jouirait déjà. Je crois très-sincèrement que c’est un des meilleurs présents qu’on puisse lui faire.

J’ai été obligé de me faire lire presque tout votre Mémoire, parce que je deviens un peu aveugle, à la suite d’une grande fluxion qui m’est tombée sur les yeux.

Je ne puis trop vous remercier, monsieur, de me donner un avant-goût de ce que vous destinez à la France. Pour former des enfants, vous commencez par former des hommes. Vous intitulez l’ouvrage : Essai d’un plan d’études pour les collèges[1] ; et moi, je l’intitule : Instruction d’un homme d’Étt pour éclairer toutes les conditions. Je trouve toutes vos vues utiles. Que je vous sais bon gré, monsieur, de vouloir que ceux qui instruisent les enfants en aient eux-mêmes ! Ils sentent certainement mieux que les célibataires comment il faut instruire l’enfance et la jeunesse. Je vous remercie de proscrire l’étude chez les laboureurs. Moi, qui cultive la terre, je vous présente requête pour avoir des manœuvres, et non des clercs tonsurés. Envoyez-moi surtout des frères ignorantins pour conduire mes charrues ou pour les atteler. Je tâche de réparer sur la fin de ma vie l’inutilité dont j’ai été au monde ; j’expie mes vaines occupations en défrichant des terres qui n’avaient rien porté depuis des siècles. Il y a dans Paris trois ou quatre cents barbouilleurs de papier, aussi inutiles que moi, qui devraient bien faire la même pénitence.

Vous faites bien de l’honneur à Jean-Jacques de réfuter son ridicule paradoxe[2] qu’il faut exclure l’histoire de l’éducation des enfants ; mais vous rendez bien justice à M. Clairaut, en recommandant ses Éléments de Géométrie, qui sont trop négligés par les maîtres, et qui mèneraient les enfants par la route que la nature a indiquée elle-même. Il n’y aura point de père de famille qui ne regarde votre livre comme le meuble le plus nécessaire de sa maison, et il servira de règle à tous ceux qui se mêleront d’enseigner. Vous vous élevez partout au-dessus de votre matière. Je ne sais pas pourquoi vous mettez le livre de M. Vattel[3] au rang des livres nécessaires. Je n’avais regardé son livre que comme une copie assez médiocre, et vous me le ferez relire.

Je m’en tiens, pour la religion, à ce que vous dites avec l’abbé Gédoin, et même à ce que vous ne dites pas. La religion la plus simple et la plus sensiblement fondée sur la loi naturelle est sans doute la meilleure.

Je vous rends compte, monsieur, avec autant de bonne foi que de reconnaissance, de l’impression que votre Mémoire m’a faite. À présent, que m’ordonnez-vous ? voulez-vous que je vous renvoie le manuscrit ? voulez-vous me permettre qu’on l’imprime dans les pays étrangers ? J’obéirai exactement à vos ordres. Votre confiance m’honore autant qu’elle m’est chère.

Je ne suis point du tout de votre avis sur le style ; je trouve qu’il est ce qu’il doit être, convenable à votre place et à la matière que vous traitez. Malheur à ceux qui cherchent des phrases et de l’esprit, et qui veulent éblouir par des épigrammes quand il faut être solide !

Ne mettez-vous pas en titre les matières que vous avez mises en marge ? Cela délasse les yeux et repose l’esprit.

Je suis bien faible, bien vieux, bien malade ; mais je défie qu’on soit plus sensible à votre mérite que moi. Je ne peux vous exprimer avec combien de respect et d’estime j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Essai d’éducation nationale, ou Plan d’études pour la jeunesse, 1763, in-12.
  2. Émile, livre II.
  3. Le Droit des gens, 1758, deux volumes in-4o. Emer de Vattel, né dans la principauté de Neufchâtel en 1714, est mort le 20 décembre 1769.