Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5224

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 416-418).

5224. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 9 mars.

Assurément vous êtes bien anges ; et je suis bien payé pour le croire et pour le dire. Vous me traitez précisément comme Gabriel[1] traita Tobie. Vous m’enseignez un remède pour mes yeux ; mais ce n’est pas du fiel de brochet. Je vous remercie bien tendrement, mes chers anges.

Je vois qu’il faut abandonner le tripot pour longtemps. Vous n’ignorez pas sans doute que Mlle Clairon est dans le cas de l’hémorroïsse, et que le sauveur Tronchin lui a mandé qu’il ne pouvait la guérir si elle ne venait toucher le bas de sa robe. Il la déclare morte si elle joue la comédie. Je me bornerai donc à commenter Corneille et à admirer Racine.

Mais admirez dans quel embarras me jette Pierre Corneille. Ce n’est pas assez pour lui d’avoir fait Pertharite, Théodore, Agésilas, Attila, Suréna, Pulchérie, Othon, Bérénice ; il faut encore qu’un arrière-petit-fils de tous ces gens-là vienne du pays de la mère aux gaines[2] me relancer aux Délices.

C’est réellement l’arrière-petit-fils de Pierre. Il se nomme Claude-Etienne Corneille, fils de Pierre-Alexis Corneille, lequel Alexis était fils de Pierre Corneille, gentilhomme ordinaire du roi ; lequel Pierre était fils de Pierre, auteur de Cinna et de Pertharite.

Claude-Étienne, dont il s’agit ici, est né avec soixante livres de rente malvenant. Il a été soldat, déserteur, manœuvre, et d’ailleurs fort honnête homme. En passant par Grenoble, il a représenté son nom et ses besoins à M. de M***[3] que vous connaissez. Ce président, qui est le plus généreux de tous les hommes, ne lui a pas donné un sou, mais lui a conseillé de poursuivre son voyage à pied, et de venir chez moi, l’assurant que ce conseil valait beaucoup mieux que de l’argent, et que sa fortune était faite.

Claude-Étienne lui a représenté qu’il n’avait que quatre livres dix sous pour venir de Grenoble aux Délices. Le président a fait son décompte, et lui a prouvé qu’en vivant sobrement il en aurait encore de reste à son arrivée.

Le pauvre diable enfin arrive mourant de faim, et ressemblant au Lazare ou à moi. Il entre dans la maison, et demande d’abord à boire et à manger, ce qu’on ne trouve point chez le président de M***. Quand il est un peu refait, il dit son nom, et demande à embrasser sa cousine. Il montre les papiers qu’il a en poche ; ils sont en très-bonne forme. Nous n’avons pas jugé à propos de le présenter à sa cousine ni à son cousin M. Dupuits, et je crois que nous nous en déferons avec quelque argent comptant. Il descend pourtant de Pierre Corneille en droite ligne, et Mlle Corneille, à la rigueur, n’est rien à Pierre Corneille. Nous aurions pu marier Marie à Claude-Étienne sans être obligés de demander une dispense au pape.

Mais comme M. Dupuits est en possession, et qu’il s’appelle Claude, l’autre Claude videra la maison. Voilà, je crois, ce que que nous avons de meilleur à faire.

On nous menace d’une douzaine d’autres petits Cornillons, cousins germains de Pertharite, qui viendront l’un après l’autre demander la becquée. Mais Marie Corneille est comme Marie, sœur de Marthe ; elle a pris la meilleure part[4].

Le bon de l’histoire, c’est que c’est un nommé Dumolard, pauvre diable de son métier, qui est le premier auteur de la fortune de Marie. Tout cela, combiné ensemble, me fait croire plus que jamais à la destinée.

Heureusement le roi s’est moqué des beaux arrangements de M. Bertin ; il nous envoie de l’argent comptant, autre destinée encore très-singulière.

Celle de la veuve Calas ne l’est pas moins ; elle ne se doutait pas, il y a un an, que le conseil d’État s’assemblerait pour elle.

Olympie a encore sa destinée ; elle sera jouée à Moscou avant de l’être à Paris. Une très-mauvaise copie a été imprimée en Allemagne, et j’ai été obligé d’en envoyer une moins mauvaise. La pièce me paraît singulière, et assez rondement écrite. Je la trouve admirable quand je lis Attila ; mais je la trouve détestable quand je lis les pièces de Racine, et je voudrais avoir brûlé tout ce que j’ai fait. Mes divins anges, il n’y a que Racine dans le monde : s’il me vient quelqu’un de sa famille, je vous promets de le bien traiter ; mais pour Campistron, La Grange-Chancel, Crébillon, et moi, nous sommes des gens excessivement médiocres. Ce n’est pas qu’il n’y ait de très-belles choses dans Corneille ; mais pour une pièce parfaite de lui, je n’en connais point. Mes chers anges, je baise le bout de vos ailes avec tendresse et respect.

  1. C’est Raphaël, et non Gabriel, qui traita Tobie ; voyez Tobie, chap. vi, v. 5.
  2. La ville de Moulins ; voyez le conte du Bélier, par Hamilton.
  3. François-Jean-Baptiste de Barrai de Montferra.
  4. Saint Luc, x, 42.