Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5225

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 418-419).

5225. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Au Plessis, près Senlis, ce 10 mars.

Je vous sais très-bon gré, mon cher confrère, de me communiquer le mariage de Mlle  Corneille ; tous les amateurs des lettres y doivent prendre part. Puisque vous, successeur de Corneille, qui avez su l’imiter et le corriger, n’épousez pas sa petite-nièce, je trouve que vous avez bien fait de lui choisir pour mari un capitaine de dragons ; il doit naître d’eux des militaires plus nerveux et plus mâles que la plupart de ceux qui ont figuré dans cette guerre. Je consens très-volontiers que mon nom soit inscrit au bas du contrat. Je n’en connais aucun dans l’Europe qui ne soit honoré d’être à côté du vôtre. Si vous n’aviez fait que de belles tragédies, et le seul poëme héroïque qu’on lise avec plaisir dans notre langue ; si vous n’étiez qu’un historien élégant et philosophe, qu’un homme du monde facile dans son style, piquant et agréable dans ses plaisanteries, vous ne laisseriez pas que d’être le premier homme de lettres de votre siècle ; mais outre les talents de l’esprit et les ressources du génie, vous avez de l’humanité dans le cœur, vous faites du bien aux malheureux, vous dotez la petite-nièce du grand Pierre, après l’avoir élevée : voilà ce qui vous met au-dessus des autres hommes. La bienfaisance est la première des vertus. Je vois assez la plupart des choses de ce monde avec la même lunette que vous, mais il faut convenir que parmi les bouteilles de savon dont vous parlez il n’en est point de plus brillantes, de plus durables ni de plus utiles, que les bienfaits répandus. Puisque vous êtes arrivé à soixante-dix ans avec la machine frêle que je vous ai connue, et les travaux sans nombre auxquels vous l’avez assujettie, je vous promets une vie aussi longue que celle de la maréchale de Villars, qui s’est défendue dans son lit comme le maréchal à Malplaquet. Tant que vous serez gai, vous vous porterez bien. Ménagez vos yeux, dictez, et n’écrivez jamais. Quoique je sois assez sévère sur ce qui regarde le prochain, je vous permets pourtant des plaisanteries sur l’orgueil sans mérite et les vanités déplacées en tout genre : vous en digérerez mieux, et ferez mieux digérer les autres.

L’affaire des Calas, après avoir intéressé le public, commence à intéresser les juges. Le conseil a demandé au parlement de Toulouse les pièces du procès.

Envoyez-moi vos traductions de Shakespeare et de Calderon. J’ai été fort aise de la réception de l’abbé de Voisenon à notre Académie. Il a de la grâce dans l’esprit, et une gaieté très-utile pour les réformateurs éternels d’un dictionnaire. Nous allons avoir un nouveau confrère ; mais, grand Dieu ! quand est-ce donc qu’on dispensera les nouveaux académiciens de remplir, dans leurs discours de réception, un vieux bout-rimé qui désole celui qui le fait et ennuie celui qui le lit ?

Adieu, mon cher confrère ; aimez-moi toujours, et dites à Mlle  Corneille que c’est sa faute d’être si jeune : il y a vingt ans, j’aurais fait son épithalame.