Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5227

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 420-421).

5227. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 11 mars.

Pour peu que mes anges soient curieux, ils pourront se mettre au fait de mon aventure des trois brancards[1], car me voici avec trois Corneille. La véritable est Mme  Dupuits, les deux autres sont les descendants en ligne directe de Pierre, et sa sœur, dont on me menace, est la troisième ; mais Pierre est beaucoup plus embarrassant que les trois autres. Il n’y a pas, révérence parler, le sens commun dans ses dix dernières pièces ; et, à la réserve de la conférence de Sertorius et de Pompée, et de la moitié d’une scène d’Othon, qui ne sont, après tout, que de la politique très-froide, tout le reste est fort au-dessous de Pradon et de Danchet.

L’embarras du commentateur est plus grand chez moi que celui du père de famille. Mme  Dupuits m’amuse par sa gaieté et par sa naïveté ; mais son oncle Pierre est bien loin de m’amuser. M. Dupuits et elle présentent leurs très-humbles et très-tendres reconnaissances à leurs anges ; il y a beau temps qu’ils ont écrit au père. J’ai vraiment grand soin que mes deux marmots remplissent leurs devoirs. Savez-vous bien que je les fais aller à la messe tout comme s’ils y croyaient ?

Je ne sais si mes anges sont de la paroisse de Saint-Eustache ; je les crois de Saint-Roch[2], et cela est fort égal, car Roch n’a pas plus existé qu’Eustache ; mais je hais Eustache, où l’on ne voulut point enterrer Molière, qui valait mieux que lui. Mes anges connaîtront sans doute quelque marguillier d’honneur de ce Saint-Eustache, quelque honnête dame, amie du curé, et on obtiendra aisément de lui qu’il fasse examiner les registres de la paroisse. Voici un petit mémoire qui mettra au fait. N’avez-vous pas la plus grande envie du monde de savoir comment mon confrère Pierre, gentilhomme ordinaire de Louis XIV, et fils de Pierre mon maître, a eu un fils mort à l’hôpital ? J’en reviens toujours à la destinée. L’arrière-petit-fils de Pierre Corneille demande l’aumône ; Marie Corneille, qui est à peine sa parente, a fait fortune sans le savoir.

Le prince Ferdinand de Brunswick[3] nous a battus pendant quatre ou cinq ans, et son frère[4] régent de Russie, est en prison depuis vingt-trois ans, dans une île de la mer Glaciale. L’empereur Ivan[5] est enfermé chez des moines, et la fille de cette princesse de Zerbst[6], que vous avez vue à Paris, gouverne gaiement deux mille lieues de pays. George III nous a pris le Canada, tandis que le prétendant[7] dit son chapelet à Rome, et que son fils[8] s’enivre à Bouillon, et donne des coups de pied au cul à toutes les femmes qu’il rencontre. Ne voilà-t-il pas un monde bien arrangé !

Vivez gaiement, mes anges ; jouissez tranquillement de cette courte vie. Tout ce que j’ai vu et tout ce que j’ai fait n’a pas l’ombre du bon sens. Celui qui a pris le nom de Salomon pour dire que tout est vanité[9], et que tout va comme il peut, était un philosophe d’Alexandrie bien raisonnable. Il faut que l’Église ait eu le diable au corps pour attribuer cet ouvrage à Salomon, et pour le mettre dans le canon.

Les hommes sont bien fous, mais les ecclésiastiques sont les premiers de la bande. Je n’ai fait qu’une chose de raisonnable dans ma vie, c’est de cultiver la terre. Celui qui défriche un champ rend plus de service au genre humain que tous les barbouilleurs de papier de l’Europe.

Mme  Denis est toujours bien malingre, et moi toujours un petit Homère, un petit Lamotte[10], versifiant et n’y voyant goutte, me moquant de tout, et surtout de moi, vous aimant de tout mon cœur, et persistant pour vous dans mon culte de dulie jusqu’à ce que je rende mon corps aux quatre éléments qui me l’ont donné.

  1. Roman comique de Scarron, chapitre iii.
  2. D’Argental, demeurant rue de la Sourdière, était de la paroisse de Saint-Roch,
  3. Voyez la note, tome XXXIX, page 304.
  4. Antoine Ulric, né en 1714, père d’Ivan, fut exilé, puis emprisonné, en 1741, avec la grande-duchesse son épouse : il est mort en 1775.
  5. Ivan, né en 1740 (et non 1730) ; voyez la note, tome XXI, page 207. Il fut poignardé en 1764.
  6. Catherine II ; voyez la note sur la lettre 5437.
  7. Le prince Édouard, sujet des chapitres xxiv et xxv du Précis du Siècle de Louis XV ; voyez tome XV, pages 281-301.
  8. Né en 1720, mort en 1788.
  9. Ecclésiaste, i, 2.
  10. Il était aveugle les dernières années de sa vie.