Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5261

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 449-450).

5261. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 2 avril 1763, veille de Pâques.

Mes yeux permettent à ma main d’écrire. Mes anges, vous êtes bien tulélaires, et vous n’êtes pas oisifs. Le Père Mabillon n’a jamais tant fait de recherches que vous daignez m’en envoyer. Il y a surtout un Corneille, vinaigrier, dans le treizième siècle, qui est un point d’érudition assez rare. N’est-ce point ce vinaigrier-là qui a fait Suréna et Pulchérie ? Il est vrai, mes anges, que je me plains quelquefois du temps que ces dernières pièces me font perdre. Figurez-vous la mine que fait un pauvre homme qui a été presque aveugle tout l’hiver, et qui était forcé de lire Attila imprimé menu. Ma mauvaise humeur n’empêche pas que je ne rende à notre père Pierre toute la justice qui lui est due ; et si je révèle la turpitude[1] de notre père, c’est en adorant ce qu’il a de bon.

Adélaïde du Guesclin, ou le duc de Foix, bonnet sale ou sale bonnet, c’est la même chose ; c’est-à-dire que ces deux pièces sont également médiocres, à cela près que le bonnet sale d’Adélaïde est encore plus sale que celui du Duc de Foix.

Puisque me voilà sur l’article du tripot, je vous avouerai que j’ai du faible pour le Droit du Seigneur, et que l’ouvrage me paraît neuf et piquant. J’ai peut-être tort ; je sens encore entrailles de père pour Olympie. Croyez-moi, cela fait un beau spectacle. Je compte les yeux pour quelque chose. Une petite fille tendre, naïve, avec un petit grain de noblesse et de fermeté, est plus mon affaire pour Olympie qu’une héroïne fière, vigoureuse, connaissant toutes les finesses de l’art, et ayant l’air d’avoir rôti le balai. Olympie ressemble plus à Zaïre qu’à Cornélie.

Passons à la prose, mes anges. Je mets à l’ombre de vos ailes ce tome[2] du Czar Pierre. Lisez les chapitres sur la Religion[3] et sur la mort d’Alexis[4].

Il y a une autre prose plus intéressante, c’est celle des derniers chapitres de l’Histoire générale[5]. J’estime qu’il faut absolument que ni M.  de Malesherbes ni personne n’en permettent l’entrée en France avant que mes anges et leurs amis aient donné leur approbation, et qu’ils aient indiqué ce qui pourrait trop déplaire. On sait bien qu’il faut dire la vérité, mais les vérités contemporaines exigent quelque discrétion.

Mes anges, nous baisons tous le bout de vos ailes.

  1. Levitique, xviii, 7.
  2. Le tome second, faisant aujourd’hui la seconde partie de l’Histoire de Russie.
  3. Tome XVI, page 602.
  4. Tome XVI, page 571.
  5. Voyez dans l’Avertissement de Bouchot, tome XV, page 147, la concordance des chapitres de 1763 avec les chapitres actuels du Précis du Siècle de Louis XV.