Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5267

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5267. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, près Genève, 16 avril 1763.

Madame, les Calas diront qu’ils prieront Dieu pour Votre Altesse sérénissime ; mais je crois qu’elle leur fait plus de bien qu’ils ne lui en feront jamais. J’admire toujours que de pauvres diables disent qu’ils protégeront les grands auprès de Dieu. Ne voilà-t-il pas une belle protection ? Il me semble que si quelqu’un devait avoir du crédit auprès du Créateur, ce serait, madame, une âme comme la vôtre. C’est à ceux qui font du bien dans ce monde à être les favoris du maître qui dispose du monde présent et du monde à venir.

Il y a deux ans que j’ai cessé d’écrire au roi de Prusse. Tant qu’il n’a pu faire autre chose que de verser du sang, j’ai respecté cette sorte de gloire. Mais celle dont il se couvre aujourd’hui étant plus humaine, elle m’intéresse davantage, et m’enhardira jusqu’à le féliciter d’être Trajan après avoir été César.

Je crois avoir mandé à Votre Altesse sérénissime que M. le prince Louis de Wurtemberg était devenu philosophe suisse, et qu’il était retiré à quelques lieues de chez moi avec madame sa femme, qu’il veut faire déclarer princesse. Ces déclarations sont sujettes à quelques inconvénients. On dit que Mme la duchesse de Wurtemberg, la régnante, ou non régnante, qui n’a plus ni père, ni mère, ni mari, pourrait bien se retirer avec son frère et se faire philosophe aussi. Pour moi chétif, j’avoue, madame, que c’est à votre cour que je voudrais bien philosopher. Mais je suis si vieux, j’ai si peu de santé, que je ne peux plus raisonnablement espérer un second voyage à Gotha, et c’est là ma plus grande tribulation.

Je viens d’envoyer à Genève pour savoir si vos ordres touchant le Corneille ont été exécutés. Ils le sont, madame. Votre Altesse sérénissime signale partout ses bontés. Qu’elle daigne agréer mon profond respect.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.