Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5288

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 476-477).

5288. — À M.  LE CARDINAL DE BERNIS.
Aux Délices, ce 14 mai.

Votre Éminence m’a écrit une lettre instructive et charmante. Je pense comme elle ; l’extravagant vaut mieux que le plat : ajoutons encore, je vous en prie, que des discours entortillés de politique sont encore pires que la fadeur. Je pousse le blasphème si loin, que si j’étais condamné à relire l’Hèraclius de Corneille ou celui de Calderon, je donnerais la préférence à l’espagnol.


J’aime mieux Bergerac et sa burlesque audace,
Que ces vers où Motin se morfond et nous glace.

(Boileau, l’Art poét., ch. IV, v. 39.)

Daignez donc me rendre raison de la réputation de notre Héraclius. Y a-t-il quelque vraie beauté, hors ces vers :


Ô malheureux Phocas ! ô trop heureux Maurice !
Tu recouvres deux fils pour mourir après toi :
Je n’en puis trouver un pour régner après moi.

(Héraclius, acte IV, scène iv.)

Et encore ces vers[1] ne sont-ils pas pris de l’espagnol.

Cette Léontine, qui se vante de tout faire et qui ne fait rien, qui n’a que des billets à montrer, qui parle toujours à l’empereur comme au dernier des hommes, dans sa propre maison, est-elle bien dans la nature ? Et ce Phocas, qui se laisse gourmander par tout le monde, est-il un beau personnage ? Vous voyez bien que je ne suis pas un commentateur idolâtre, comme ils le sont tous. Il faut tâcher seulement de ne pas donner dans l’excès opposé. Je tremble de vous envoyer Olympie, après avoir osé vous dire du mal d’Héraclius. Si Votre Éminence n’a pas encore reçu Olympie imprimée, elle la recevra bientôt d’Allemagne ; c’est toujours une heure d’amusement de lire une pièce bonne ou mauvaise, comme c’est un amusement de six mois de la composer, et qu’il ne s’agit guère, dans cette vie, que de passer son temps.

Votre Éminence passera toujours le sien d’une manière supérieure : car, avec tant de goût, tant de talent, tant d’esprit, il faut bien qu’un cardinal vive plus agréablement qu’un autre homme. Je conçois bien que le doyen du sacré-collège, avec la gravelle et de l’ennui, ne vaut pas un jeune cordelier ; mais vous m’avouerez qu’un cardinal de votre âge et de votre sorte, qui n’a devant lui qu’un avenir heureux, peut jouir, comme vous faites, d’un présent auquel il ne manque que des illusions. Vous êtes bon physicien, monseigneur ; vous m’avez dit que je perdrais ma qualité de quinze-vingts avec les neiges. Il est vrai que la robe verte de la nature m’a rendu la vue ; mais que devenir quand les neiges reviendront ? Je suis voué aux Alpes. Le mari de Mlle  Corneille y est établi. J’ai bâti chez les Allobroges ; il faut mourir Allobroge. Il nous vient toujours du monde des Gaules ; mais des passants ne font pas société : heureux ceux qui jouissent de la vôtre, s’ils en sont dignes ! Je ne jouirai pas d’un tel bonheur, et je m’en irai dans l’autre monde sans avoir fait que vous entrevoir dans celui-ci. Voilà ce qui me fâche ; je mets à la place le souvenir le plus respectueux et le plus tendre ; mais cela ne fait pas mon compte. Consolez-moi, en me conservant vos bontés. Relisez l’Héraclius de Corneille, je vous en prie.

  1. Voyez tome XVII, page 396.