Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5311

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 494-495).

5311. — À M.  AUDIBERT.
À Ferney, 12 juin.

On ne peut obliger, monsieur, ni avec plus de bonté ni avec plus d’esprit. Vous m’avez écrit une lettre charmante, que je préfère encore à votre lettre de change. J’ai été en effet si malade que M. le marquis de Saint-Tropez a quelque raison de douter que je sois en vie. Descartes disait : Je pense, donc je suis ; et moi je dis : Je vous aime, donc je suis.

L’abbé dont vous me parlez vous en dirait autant s’il n’était pas mort. C’était un homme qui aimait passionnément la vérité, et qui détestait souverainement la tyrannie ecclésiastique. On dit qu’on a trouvé dans ses manuscrits quelques morceaux qui répondent assez aux idées que vous proposez. Cet homme pensait que, de tous les fléaux qui affligent le genre humain, l’intolérance n’est pas le moins abominable.

Nous allons entreprendre un nouveau procès assez semblable à celui des Calas. Vous avez peut-être entendu parler de la famille Sirven, accusée d’avoir noyé sa fille, que l’évêque de Castres avait enlevée pour la faire catholique. Le même préjugé dont la fureur avait fait rouer Calas fit condamner Sirven à être rompu vif, la mère à être pendue, et deux de leurs filles à assister à la potence, et à être bannies. Heureusement ce jugement, plus cruel encore que celui de Calas, et non moins insensé, n’a été exécuté qu’en effigie ; mais la famille, dépouillée de tous ses biens, est dans le dernier malheur.

M. de Beaumont, à qui j’ai envoyé toutes les pièces que j’ai pu recouvrer, prétend qu’il y a des moyens de cassation encore plus forts que ceux qu’on a employés en faveur des Calas. Il nous manque encore des pièces importantes ; nous essuyons bien des longueurs, mais ne nous décourageons point. Il faut enfin déraciner le préjugé monstrueux qui a fait deux fois des assassins de ceux dont le premier devoir est de protéger l’innocence.

Adieu, monsieur ; Mme  Denis et toute ma famille vous font les plus sincères compliments[1].

  1. Les éditeurs de Kehl avaient ajouté à la fin de cette lettre trois phrases de celle du 13 décembre 1763, qu’ils n’ont point donnée. (B.)