Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5328

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5328. — DE LOUIS-EUGÈNE,
duc de wurtemberg.
À Renan, ce 29 juin.

Quoique mon bonheur, monsieur, soit femelle, il est devenu de tous les genres par le tendre intérêt que vous daignez y prendre.

Comme je n’ai pas cru devoir désirer un fils plutôt qu’une fille, ma joie à la naissance de cet enfant, a été aussi grande qu’elle aurait pu l’être à celle d’un garçon.

Voilà de nouveaux devoirs qui me sont imposés. J’ai tâché jusqu’à présent de remplir de mon mieux ceux d’un époux tendre, je ferai des efforts pour remplir de même les devoirs d’un bon père. Je ne me flatte pas d’avoir assez de force et de lumières pour satisfaire à tant d’obligations diverses, mais du moins je ferai tout mon possible.

La nature et mon cœur seront les sources où je puiserai. Je tâcherai de rendre la vertu aimable aux yeux de ce cher enfant, et je suis plus convaincu que personne que le meilleur moyen de la lui inspirer est de lui en donner l’exemple : car la plupart des pères sont la cause principale des dérèglements et des vices de leurs enfants.

Mon bonheur sera durable, parce que je sais borner mes désirs, parce que je n’ai rien à me reprocher, qu’il n’est pas fondé sur le malheur d’autrui, et parce que je sens que je jouis de cette satisfaction intérieure qui est la plus grande de toutes les félicités ; enfin mon bonheur sera durable, parce que je le partage avec une femme que j’adore, et qui me donne tous les jours de nouvelles preuves de la simplicité et de l’excellence de son caractère. Ce bonheur m’est cher, monsieur, parce qu’il est inhérent à mes devoirs, et parce que vous l’aimez ; vous l’aimez parce qu’il est fondé sur la vertu, et que depuis longtemps déjà vous vous plaisez à vous intéresser à moi.

Trissotin représenté par vous, les Femmes savantes deviennent nécessairement une fort mauvaise pièce. Eh ! qui pourrait n’être pas enchanté de ce nouveau Trissotin ? Je suis persuadé qu’au lieu du grec, ces dames vous auraient prié de leur parler votre français.

La nature, si prodigue envers vous, vous refuse quelquefois la santé. C’est à M. Tronchin à vous donner ce qu’elle semble vouloir vous dérober. Puisse-t-il l’emporter sur elle, et il sera mon héros ! Enfin, puisse-t-il vous arriver tout le bien que je vous souhaite, et vous serez le plus heureux des mortels !

Daignez présenter mes hommages à madame votre nièce, et accepter ceux de ma petite femme, qui est bien sensible à toutes les choses obligeantes que vous avez bien voulu lui faire parvenir.