Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5332

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 513-514).

5332. — À M. HELVÉTIUS[1].
2 juillet.

La seule vengeance qu’on puisse prendre de l’absurde insolence avec laquelle on a condamné tant de vérités en divers temps est de publier souvent ces mêmes vérités, pour rendre service à ceux mêmes qui les combattent. Il est à désirer que ceux qui sont riches veuillent bien consacrer quelque argent à faire imprimer des choses utiles ; des libraires ne doivent point les débiter : la vérité ne doit point être vendue.

Deux ou trois cents exemplaires, distribués à propos entre les mains des sages, peuvent faire beaucoup de bien sans bruit et sans danger. Il paraît convenable de n’écrire que des choses simples, courtes, intelligibles aux esprits les plus grossiers ; que le vrai seul, et non l’envie de briller, caractérise ces ouvrages ; qu’ils confondent le mensonge et la superstition, et qu’ils apprennent aux hommes à être justes et tolérants. Il est à souhaiter qu’on ne se jette point dans la métaphysique, que peu de personnes entendent, et qui fournit toujours des armes aux ennemis. Il est à la fois plus sûr et plus agréable de jeter du ridicule et de l’horreur sur les disputes théologiques, de faire sentir aux hommes combien la morale est belle et les dogmes impertinents, et de pouvoir éclairer à la fois le chancelier et le cordonnier. On n’est parvenu, en Angleterre, à déraciner la superstition que par cette voie.

Ceux qui ont été quelquefois les victimes de la vérité, en laissant débiter par des libraires des ouvrages condamnés par l’ignorance et par la mauvaise foi, ont un intérêt sensible à prendre le parti qu’on propose. Ils doivent sentir qu’on les a rendus odieux aux superstitieux, et que les méchants se sont joints à ces superstitieux pour décréditer ceux qui rendaient service au genre humain.

Il paraît donc absolument nécessaire que les sages se défendent, et ils ne peuvent se justifier qu’en éclairant les hommes. Ils peuvent former un corps respectable, au lieu d’être des membres désunis que les fanatiques et les sots hachent en pièces. Il est honteux que la philosophie ne puisse faire chez nous ce qu’elle faisait chez les anciens : elle rassemblait les hommes, et la superstition a seule chez nous ce privilège.

  1. Dans la Correspondance de Grimm (Ier août 1763), cette lettre est intitulée Épître aux fidèles, par le grand apôtre des Délices. M. Miger la donna en 1818 avec l’adresse à Helvétius, à qui elle paraît avoir été adressée d’après la Correspondance de Grimm. Cependant, dans un volume de Lettres inédites de Voltaire, etc., Paris, Mongie ainé, 1821, in-8o, elle porte l’adresse à Diderot. (B.)