Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5388

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 555-557).

5388. — À M.  HELVÉTIUS.
25 auguste.

Pax Christi. Je vois, avec une sainte joie, combien votre cœur est touché des vérités sublimes de notre sainte religion, et que vous voulez consacrer vos travaux et vos grands talents à réparer le scandale que vous avez pu donner, en mettant dans votre fameux livre quelques vérités d’un autre ordre, qui ont paru dangereuses aux personnes d’une conscience délicate et timorée, comme MM. Omer Joly de Fleury, Gauchat, Chaumeix, et plusieurs de nos pères.

Les petites tribulations que nos pères éprouvent aujourd’hui les affermissent dans leur foi ; et plus nous sommes dispersés, et plus nous faisons de bien aux âmes. Je suis à portée de voir ces progrès, étant aumônier de monsieur le résident de France à Genève. Je ne puis assez bénir Dieu de la résolution que vous prenez de combattre vous-même pour la religion chrétienne dans un temps où tout le monde l’attaque et se moque d’elle ouvertement. C’est la fatale philosophie des Anglais qui a commencé tout le mal. Ces gens-là, sous prétexte qu’ils sont les meilleurs mathématiciens et les meilleurs physiciens de l’Europe, ont abusé de leur esprit jusqu’à oser examiner les mystères. Cette contagion s’est répandue partout. Le dogme fatal de la tolérance infecte aujourd’hui tous les esprits ; les trois quarts de la France au moins commencent à demander la liberté de conscience ; on la prêche à Genève.

Enfin, monsieur, figurez-vous que lorsque le magistrat de Genève n’a pu se dispenser de condamner le roman de M. J.-J. Rousseau, intitulé Émile, six cents[1] citoyens sont venus par trois fois protester au conseil de Genève qu’ils ne souffriraient pas que l’on condamnât, sans l’entendre, un citoyen qui à la vérité avait écrit contre la religion chrétienne, mais qu’il pouvait avoir ses raisons, qu’il fallait les entendre ; qu’un citoyen de Genève peut écrire ce qu’il veut, pourvu qu’il donne de bonnes explications.

Enfin, monsieur, on renouvelle tous les jours les attaques que l’empereur Julien, les philosophes Celse et Porphyre, livrèrent, dès les premiers temps, à nos saintes vérités. Tout le monde pense comme Bayle, Descartes, Fontenelle, Shaftesbury, Bolingbroke, Gollins, Woolston ; tout le monde dit hautement qu’il n’y a qu’un Dieu ; que la sainte vierge Marie n’est pas mère de Dieu ; que le Saint-Esprit n’est autre chose que la lumière que Dieu nous donne. On prêche je ne sais quelle vertu qui, ne consistant qu’à faire du bien aux hommes, est entièrement mondaine et de nulle valeur. On oppose au Pédagogue chrétien[2] et au Pensez-y bien[3], livres qui faisaient autrefois tant de conversions, de petits livres philosophiques qu’on a soin de répandre partout adroitement. Ces petits livres se succèdent rapidement les uns aux autres. On ne les vend point, on les donne à des personnes affidées, qui les distribuent à des jeunes gens et à des femmes. Tantôt c’est le Sermon des Cinquante[4], qu’on attribue au roi de Prusse ; tantôt c’est un Extrait du Testament[5] de ce malheureux curé Jean Meslier, qui demanda pardon à Dieu en mourant d’avoir enseigné le christianisme ; tantôt c’est je ne sais quel Catéchisme de l’Honnête Homme[6], fait par un certain abbé Durand. Quel titre, monsieur, que le Catéchisme de l’Honnête Homme ! comme s’il pouvait y avoir de la vertu hors de la religion catholique ! Opposez-vous à ce torrent, monsieur, puisque Dieu vous a fait la grâce de vous illuminer. Vous vous devez à la raison et à la vertu indignement outragées : combattez les méchants comme ils combattent, sans vous compromettre, sans qu’ils vous devinent. Contentez-vous de rendre justice à notre sainte religion d’une manière claire et sensible, sans rechercher d’autre gloire que celle de bien faire. Imitez notre grand roi Stanislas, père de notre illustre reine, qui a daigné quelquefois faire imprimer de petits livres chrétiens entièrement à ses dépens. Il eut toujours la modestie de cacher son nom, et on ne l’a su que par son digne secrétaire M. de Solignac. Le papier me manque ; je vous embrasse en Jésus-Christ.


Jean Patourel, ci-devant jésuite.

  1. Émile, brûlé à Paris le 10 juin 1762, le fut à Genève le 19 du même mois. Ce fut le 18 juin 1763 que des citoyens et bourgeois de Genève firent au magnifique conseil une représentation respectueuse sur son jugement contre Émile et le Contrat social, qui fut réitérée le 8 auguste. Dans sa lettre à d’Alembert du 28 septembre, Voltaire dit que les réclamants étaient au nombre de sept cents. (B.)
  2. Voyez la note, tome XVIII, page 548.
  3. Il existe, sous ce titre, deux ouvrages de dévotion : l’un, imprimé en 1696 in-24, et dont l’auteur est resté inconnu ; l’autre, publié en 1721, in-32, et qui est de l’abbé Colinot. Tous deux ont été réimprimés.
  4. Voyez lomc XXIV, page 437.
  5. Voyez tome XXIV, page 293.
  6. Voyez tome XXIV, page 523.