Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5387

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 554-555).

5387. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
À Ferney, 25 auguste.

Votre Excellence saura que je deviens quinze-vingts ; que je suis des mois entiers sans pouvoir écrire. Si l’air de Turin vous a donné une entrave[1] ou un clou, l’air du lac pourrait bien m’ôter entièrement la vue.

Vous vous amusez, monsieur, à faire des enfants comme les pauvres gens. Vous aurez bientôt une famille nombreuse : tant mieux ; il ne saurait y avoir trop de gens qui vous ressemblent. Je ne suis pas si content de monsieur le coadjuteur que de vous. Vous savez sans doute que nous appelions autrefois monsieur l’abbé[2] le coadjuteur. Il a oublié l’ancienne amitié dont il m’honorait, parce qu’il a cru que je ne criais pas assez haut : Vive monsieur le coadjuteur !


Je sais que je devrais, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins que je parle à son frère[3] ;


aussi je lui pardonne de tout mon cœur. Il est impossible de ne pas aimer la rage qu’il a pour le bien public.

J’avais bien recommandé aux Cramer de vous envoyer toutes les misères dont vous voulez bien me parler ; mais l’un est allé à Paris, l’autre à la campagne, et je vois que Votre Excellence n’a point été servie. Je leur ferai bien réparer leur faute : je vous demande très-humblement pardon de leur négligence.

Le bruit a couru que l’infant[4] voyagerait l’année prochaine, et qu’il passerait par Genève ; je souhaite que vous en fassiez autant. Je sais que vos amis de Paris soupirent après votre retour. Je sais que tous les lieux sont égaux pour les esprits bien faits ; mais il n’en est pas de même quand les esprits bien faits ont des cœurs sensibles.

Je crois que vous verrez à Turin M. de Schouvalow, ci-devant empereur de Russie. Je l’attends à Ferney dans le mois prochain. Il ira de là à Turin et à Venise, et il y soupera probablement avec les six autres rois qui mangeaient à table d’hôte avec Candide et son valet Cacambo[5].

Votre Excellence n’aura que l’hiver prochain Pierre Corneille et ses Commentaires. J’ai fait ma tâche plus vite que les libraires ne font la leur. Vous trouverez que mon Commentaire n’est pas comme celui de dom Calmet, qui loue tout sans distinction. Il est vrai que Corneille est pour moi un auteur sacré ; mais je ressemble au père Simon[6], à qui l’archevêque de Paris demandait à quoi il s’occupait pour mériter d’être fait prêtre : « Monseigneur, répondit-il, je critique la Bible. »

Conservez-moi vos bontés, je vous en prie. Permettez-moi de me mettre aux pieds de celle qui fait le bonheur de votre vie, et qui l’augmentera dans un mois.


L’aveugle V.

  1. Probablement un anthrax : voyez tome XXV, page 237.
  2. L’abbé de Chauvelin ; voyez la note 1, tome XXXI, page 523.
  3. Mithridate, acte I, scène i.
  4. L’infant, duc de Parme.
  5. Voyez, tome XXI, le chapitre xxvvi de Candide.
  6. Richard Simon, oratorien (voyez tome XIV, page 137).