Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5412

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Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 573-575).
5412. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
18 septembre.

Je me doutais bien, mes divins anges, que Mlle Clairon n’était guère faite pour jouer Mariamne. Je ne me souviens plus du tout des anciennes imprécations qui finissaient le cinquième acte, et, en général, je crois que ces imprécations sont comme les sottises, les plus courtes sont les meilleures. Je vous avoue que je serais bien plus sûr d’Olympie ; c’est un spectacle magnifique ; on le donne dans les pays étrangers quand on veut une fêté brillante ; il fait grand plaisir dans les provinces avec des acteurs de la Foire : jugez ce que ce serait avec vos bons acteurs de Paris. Mais je sais que dans toutes les affaires il faut prendre le temps favorable, et savoir prendre patience.

Notre petite conspiration m’amuse beaucoup actuellement, et je me flatte qu’elle égaye aussi mes anges. Avouez donc que cela sera fort plaisant. Je vous envoie un petit bout de vers ; Mme d’Argental, qui est l’adresse même, coupera le papier avec ses petits ciseaux, et le collera bien proprement à sa place avec quatre petits pains qu’on nomme enchantés[1]. Vous savez, par parenthèse, pourquoi on leur a donné ce drôle de nom.

Je vous demande toujours en grâce de ne me jamais ôter mes deux voluptueux'. Voulez-vous que je mette mes deux débauchés, mes deux roués ? Ne voyez-vous pas que Fulvie est étonnée, avec raison, qu’un ivrogne et un jeune homme qui court après les filles soient les maîtres du monde ? C’est précisément voluptueux qui convient, c’est le mot propre ; et il est beau de hasarder sur le théâtre des termes heureux qu’on n’y a jamais employés. Au nom de Dieu, ne touchez jamais à ce vers ; gardez-vous-en bien, vous me tuez.

Mes anges, je vous fais juges de ma dispute avec Thieriot : le sculpteur Pigalle a fait une belle statue de Louis XV pour la ville de Reims ; il m’a mandé qu’il avait suivi le petit avis que j’avais donné dans le Siècle de Louis XIV[2], de ne point entourer d’esclaves la base des statues des rois, mais de figurer des citoyens heureux, qui doivent être en effet le plus bel ornement de la royauté.

Il m’a demandé une inscription en vers français, attendu qu’il s’agit d’un roi de France, et non d’un empereur romain. Voici mes vers :


Esclaves qui tremblez sous un roi conquérant,
Esclaves Que votre front touche la terre !
Levez-vous, citoyens, sous un roi bienfaisant ;
Esclaves Enfants, bénissez votre père[3].


Thieriot veut de la prose ; mais de la prose française me paraît très-fade pour le style lapidaire.

M. l’abbé de Chauvelin m’a envoyé vingt-quatre estampes de son petit monument érigé dans son abbaye pour la santé du roi. L’inscription latine est des plus longues ; ce n’était pas ainsi que les Romains en usaient.

Respect et tendresse.

  1. Voyez la note, tome XX, page 474.
  2. Voyez tome XIV, page 494.
  3. Voyez ci-devant la lettre à Damilaville du 3 septembre.