Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5413

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 575-576).

5413. — À M.  LE MARQUIS DE CHAUVELIN.
À Ferney, 18 septembre.

Non, monsieur, ce n’est pas moi qui écris des lettres charmantes, mais bien Votre Excellence ; et l’un de ses talents a toujours été de séduire.

On vous a dépêché un petit paquet qui contient, je crois, un peu d’histoire. Vous y verrez quelque chose du temps présent, mais non pas tout : car malheur à celui qui dirait tout ! il faut qu’un Français passe rapidement sur les dernières années. Il y a un Éloge du duc de Sully qu’on vous a peut-être envoyé. C’est un ouvrage de M. Thomas, secrétaire de M. le duc de Praslin, qui remporte autant de prix à l’Académie que nous avons perdu de batailles. Il loue beaucoup ce ministre d’avoir eu toujours à Sully un fauteuil plus haut que les autres. Cela n’est bon que pour Montmartel et pour madame sa femme, qui, ayant les jambes trop longues, sont obligés à cette cérémonie ; mais d’ailleurs Thomas fait un beau portrait de Rosny et de son administration.

J’ai vu ces jours-ci un vieux Florentin assez plaisant, qui prétend que tous les États de l’Europe feront banqueroute les uns après les autres. Le libraire de l’Académie a déjà commencé. Ce libraire est une femme[1] ; et je me doutais bien qu’elle serait à l’aumône dès qu’elle aurait achevé notre Dictionnaire : cela n’a pas manqué, et le pis de l’affaire, c’est qu’elle emporte huit mille francs à nos pauvres Corneille. Je ne sais si c’est cette aventure qui m’a donné de l’humeur contre Suréna, Agésilas, Pulchérie, et une douzaine de pièces du grand homme dont j’ai l’honneur d’être le commentateur ; je parie qu’il n’y a que moi qui aie lu ces tragédies-là, et je prends la liberté de parier que vous ne les avez jamais lues, ni ne les lirez : cela est impossible. Ah ! que Racine est un grand homme ! Madame l’ambassadrice n’est-elle pas de cet avis-là ? Adieu nos beaux-arts, si les choses continuent comme elles sont. La rage des remontrances et des projets sur les finances a saisi la nation ; nous nous avisons d’être sérieux, et nous nous perdons ; mais nous faisions autrefois de jolies chansons, et à présent nous ne faisons que de mauvais calculs : c’est Arlequin qui veut être philosophe.

Avez-vous entendu parler d’un sénéchal de Forcalquier qui, en mourant, a fait un legs au roi de l’Art de gouverner[2], en trois volumes in-4o ? C’est bien le plus ennuyeux sénéchal que vous ayez jamais vu. Je suis bien las de tous ces gens qui gouvernent les États du fond de leur grenier. Voilà-t-il pas encore un conseiller du roi au parlement[3] qui lui donne sept cent quarante millions tous les ans ! Tâchez, monsieur, d’en avoir le vingtième, ou du moins un pour cent ; cela est encore honnête.

Que Vos Excellences agréent toujours mon respect.

  1. Mme  veuve Brunet ; voyez pages 570 et 572.
  2. La Science du Gouvernement, par G. de Real, mort en 1752, a huit volumes in-4o, publiés de 1751 à 1764.
  3. Roussel de La Tour ; voyez la note 2, page 499.