Correspondance de Voltaire/1763/Lettre 5422

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Correspondance de Voltaire/1763
Correspondance : année 1763GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 42 (p. 585-586).

5422. — À M.  LE COMTE D’ARGENTAL[1].

Mes divins anges, c’est bien dommage que la Gazette littéraire, si elle existe, se soit laissé prévenir sur le compte qu’elle pouvait rendre des Lettres de milady Montague, qui paraissent en Angleterre. Les Lettres de Mme de Sévigné sont faites pour les Français, et celles de milady Montagne pour toutes les nations. Si jamais elles sont bien traduites (ce qui est fort difficile), vous serez enchantés de voir des choses curieuses et nouvelles, embellies par la science, par le goût, et par le style. Figurez-vous que depuis plus de mille ans nul voyageur, à portée de s’instruire et de nous instruire, n’avait été à Constantinople par les pays que Mme de Montague a traversés ; elle a vu la patrie d’Orphée et d’Alexandre ; elle a dîné tête à tête avec la veuve de l’empereur Mustapha ; elle a traduit des chansons turques, et des déclarations d’amour, qui sont tout à fait dans le goût du Cantique des cantiques ; elle a vu des mœurs qui ressemblent à celles qu’Homère a décrites ; elle a voyagé avec son Homère à la main. Nous apprenons d’elle à nous défaire de bien des préjugés. Les Turcs ne sont ni si brutes ni si brutaux qu’on le dit. Elle a trouvé autant de déistes à Constantinople qu’il y en a à Paris et à Londres. J’avoue que j’ai été fâché qu’elle traite notre musique et notre sainte religion avec le plus profond mépris ; mais nous devons nous accoutumer à cette petite mortification.

Apprenez-moi donc, je vous en prie, ce que devient cette Gazette littéraire. M. le duc de Praslin l’aura-t-il vainement protégée ? Y travaille-t-on, et y met-on un peu de sel ? Car sans sel il n’y a pas moyen de faire bonne chère : c’est la sauce qui fait le cuisinier.

  1. Autre morceau de la prétendue lettre de fin décembre 1762.