Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5514

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 78-79).

5514. — À M.  LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
8 janvier 1764, à Ferney.

Je vous jure, mon cher président, que je n’ai envoyé aucun conte à Dijon, excepté un compte à mon procureur de tout ce que me demande mon curé ; et ce compte est une chose tout à fait différente du conte de Ce qui plaît aux Dames. Je ne sais comment ce petit amusement a percé dans le monde ; tout ce que je sais, c’est que c’est un conte de ma mère l’oie, un conte de fées.

J’ai ouï dire que ces créatures qui dansaient sur l’herbe, en ne la touchant pas, étaient des fées ; et l’Académie de Dijon sait sans doute que ces demoiselles dansaient en rond, et qu’elles disparaissaient dès qu’on les regardait. Je ne connais point l’auteur de ce conte, mais je me doute bien qu’il n’acceptera pas les trois vers qu’on lui propose[2]. Si ce petit ouvrage m’était tombé entre les mains, et si je l’avais envoyé à quelqu’un à Dijon, c’aurait été sûrement à vous.

Il y a un ouvrage plus intéressant, qui commence à percer un peu dans le monde : c’est un Essai sur la Tolérance ; il y en a très-peu d’exemplaires : si je puis en trouver un, je ne manquerai pas de vous le faire tenir. L’auteur est, à ce que je crois, un protestant assez instruit, qui demande que ses frères puissent cultiver leurs terres en France, au lieu d’enrichir les pays étrangers. On en a envoyé un à M. de Quintin, votre ami ; priez-le de vous le prêter, et demandez-lui, je vous prie, ce qu’il en pense. Je m’intéresse à cet ouvrage, parce que l’auteur me semble n’avoir en vue que le bonheur du genre humain, chose à laquelle ne pensent guère ceux qui sont à la tête de quelque parti que ce puisse être de ce pauvre genre.

Je croyais M. l’ancien premier président de La Marche à Paris ; je le félicite d’être à la Marche, et je vais incessamment lui écrire.

Dites-moi, je vous prie, quel besoin une Académie a d’un protecteur[3], et à quoi un protecteur lui est bon ? Le protecteur de l’Académie française lui donne soixante et dix écus par séance, quarante fauteuils de velours, un Suisse, du bois, des bougies, le droit de committimus[4] ; c’est du moins quelque chose.

Portez-vous bien, mon très-cher président. Je perds la vue, et je perdrai bientôt la vie ; il n’y a pas grand mal à cela ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. Il s’agissait d’une correction proposée par. M. de Ruffey.
  3. L’Académie de Dijon venait de se donner officiellement pour protecteur le prince de Condé (Louis-Joseph), mort en 1819.
  4. Terme de chancellerie exprimant le privilège de plaider en première instance devant certains juges, et d’y faire évoquer les causes auxquelles les privilègès auraient intérêt. Les membres de l’Académie française avaient le droit de faire juger leurs procès comme les princes du sang, par les requêtes du palais ou de l’hôtel.