Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5516

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5516. — À M. FYOT DE LA MARCHE[1].
(père.)
8 janvier 1764, à Ferney.

Mon illustre et respectable magistrat, mes lettres et mon cœur courent après vous depuis un an. Je vous croyais actuellement à Paris, conformément à votre dessein de passer l’hiver dans cette grande ville et le reste de l’année dans votre belle terre. M. le président de Ruffey m’apprend que vous êtes à la Marche. Je vous en félicite, car après tout on n’est bien que chez soi, surtout quand on sait s’y occuper.

Je me plains de la nature, non pas seulement de ce qu’elle m’a fait malade et faible, et qu’elle s’avise à présent de m’ôter presque entièrement l’usage de la vue, mais de ce qu’elle m’empêche de venir vous voir et être témoin des sentiments de votre belle âme dans votre solitude.

Il paraît depuis peu un livre sur la tolérance à propos de l’affaire des Calas[2]. Je voudrais vous l’envoyer, et surtout vous en demander votre sentiment ; faites-moi savoir, je vous prie, par quelle voie je puis vous l’envoyer.

Je m’imagine que dans votre belle retraite vous regardez en pitié toutes les sottises qui agitent le monde et toutes les fautes que font les corps et les particuliers. La sagesse n’habite guère que dans la solitude ; tout ce que je souhaite à cette belle divinité, c’est que l’ennui ne s’introduise pas chez elle.

On dit que vous bâtissez à la ville et à la campagne. Je m’avise d’en faire autant dans ma chaumière ; mais le bonheur n’est pas dans ces occupations, il est dans la santé, valeat possessor oportet ; le maître de l’univers serait très-malheureux s’il digérait mal. Tout dépend de nos cinq sens ; tout le reste est bien peu de chose. À quoi sert le plus bel aspect du monde quand on devient quinze-vingt ? et qu’importent les perdrix quand on ne peut pas les manger ? Dieu merci, vous avez un bon estomac comme un bon esprit ; jouissez de ces deux pièces essentielles à la machine. Vivez heureux, vivez longtemps, et conservez-moi vos bontés.


Le presque aveugle V.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. L’Essai sur la Tolérance.