Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5517

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 81-82).

5517. — À M. D’ALEMBERT.
8 janvier.

Enfin je me flatte qu’il vous parviendra deux exemplaires de cette Tolérance non tolérée, à peu près dans le temps que vous recevrez ma lettre. Je me garderai bien, mon très-cher philosophe, de faire adresser un exemplaire à M. de La Reynière ; on lui saisirait son exemplaire tout comme aux autres. Figurez-vous que ceux qui étaient envoyés directement par la poste à M. de Trudaine et à M. de Montigny, son fils, n’ont jamais pu leur parvenir. Vous direz qu’à la poste M. de La Reynière est bien plus grand seigneur que M. de Trudaine ; désabusez-vous, s’il vous plait : un exemplaire adressé à M. Bouret, le puissant Bouret, l’intendant des postes Bouret, l’officieux Bouret, a été saisi impitoyablement.

Vous trouverez peut-être, par le calcul des probabilités, combien il y a à parier au juste que les prêtres et les cagots l’ont emporté dans cette affaire sur les ministres d’État les mieux intentionnés, et sur les personnes les plus puissantes. Vous conclurez qu’il y a tant de querelles en France sur les finances, qu’on n’entend point, que le ministère craint de nouvelles tracasseries sur la religion, qu’on entend encore moins. Le nom de celui à qui on attribue malheureusement le Traité sur la Tolérance effarouche les consciences timorées. Vous verrez combien elles ont tort, combien l’ouvrage est honnête ; et vous, qui citez si bien et si à propos la sainte Écriture, vous en trouverez les passages les plus édifiants fidèlement recueillis.

Je vous suis très-obligé de votre petit commerce épistolaire avec Jean-George[1] : voilà un impudent personnage. Je vous trouve bien bon de le traiter de monseigneur : aucun de nos confrères ne devrait donner ce titre au frère de Pompignan. Les évêques n’ont aucun droit de s’arroger cette qualification, qui contredit l’humilité dont ils doivent donner l’exemple. Ils ont eu la modestie de changer en monseigneur le titre de révérendissime père en Dieu[2], qu’ils avaient porté douze cents ans.

Pour Jean-George, il n’est assurément que ridiculissime. Je vous prie, mon cher philosophe, de vous amuser à lire la Lettre[3] que mon petit secrétaire a écrite au grand secrétaire du célèbre Simon Lefranc de Pompignan, frère aîné de Jean-George. Vous direz comme Marot :


Monsieur l’abbé et monsieur son valet
Sont faits égaux tous deux comme de cire.

(Épigrammes.)

L’ouvrage, qui est en partie de Dumarsais, et qu’on attribue à Saint-Évremont, se débite dans Paris, et je suis étonné qu’il ne soit point parvenu jusqu’à vous. Il est écrit, à la vérité, trop simplement ; mais il est plein de raison. C’est bien dommage que cette raison funeste, qui nous égare si souvent, s’élève avec tant de force contre la religion chrétienne. Ce livre n’est que trop capable d’affermir les incrédules et d’ébranler la foi des plus croyants.

Vous voulez donc, mon grand philosophe, vous abaisser jusqu’à chasser les jésuites de Silésie. Je n’ai pas de peine à croire que vous réussissiez dans cette digne entreprise ; mais vous n’aurez pas le plaisir de chasser des jésuites français : il y a longtemps que Luc s’est défait d’eux. Il n’y a plus en Silésie que de gros vilains jésuites allemands, ivrognes, fripons, et fanatiques, qui ne sont pas assurément les favoris du philosophe de Sans-Souci.

Continuez, je vous prie, à m’aimer un peu, à vous moquer des sots, à faire trembler les fripons ; et si vous faites jamais ce voyage d’Italie que vous projetiez, de grâce, passez par chez nous.

  1. Voyez page 62.
  2. Voyez tome XVIII, page 114.
  3. Voyez tome XXV, page 137.