Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5533

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 97-98).

5533. — À M.  TURGOT[1].
Au château de Ferney, 24 janvier.

J’ai longtemps envié, monsieur, le bonheur des parents de M. de Pourceaugnac, qui ont l’agrément d’être sous vos lois[2]. Je pourrais encore porter envie à ceux qui s’en vont à la Guyane, dans le pays d’Eldorado, sous M. le chevalier Turgot[3]. Je sais la manière charitable et empressée dont les évêques et les abbés réguliers de France ont reçu cette colonie.

Je vous ai d’ailleurs envoyé un petit livre[4] pour vous amuser, et je souhaite que les gens qui aiment la lecture aient permis que ce petit livre parvînt jusqu’à vous.

Si vous vous ressouvenez, monsieur, du plaisir infini que vous m’avez fait quand vous avez bien voulu être ermite aux Délices[5], je vous demande aujourd’hui une autre grâce, qui s’accorde à merveille avec votre cœur.

Un sieur de Ladoule, négociant de vos cantons, à peu près ruiné par l’incendie de sa maison à Bordeaux, a pour rafraîchissement un procès énorme à Limoges, et, pour comble de bonheur, tous ses documents sont brûlés. Il demande qu’on n’achève pas en frais et en procédures de perfectionner sa situation. Il voudrait que ses créanciers et ses débiteurs produisissent leurs livres devant des arbitres, et qu’on traitât les choses humainement, terme que ne connaît guère la justice. Quel autre arbitre, quel autre juge humain pourrait-il avoir que vous ?

J’ose vous demander en grâce, monsieur, d’engager les Limousins à vous laisser le maître de cette affaire ; ayez cette pitié pour un pauvre diable d’incendié. Je ne connais point de meilleur onguent pour la brûlure que d’être entre vos mains.

J’imagine que vous n’avez guère d’autres plaisirs à Limoges que celui d’y faire du bien. Mais pourquoi avez-vous eu la cruauté de n’être pas intendant de Bourgogne[6] ? Quand vous serez à Paris, j’emploierai votre protection pour obtenir une place de quinze-vingt : car je perds les deux yeux, comme le vieux Tobie, et le fiel des poissons du lac de Genève ne me rendra pas la vue. C’est pourquoi je vous certifie d’une autre main que la mienne les tendres et respectueux sentiments que j’aurai pour vous, jusqu’à ce que mon curé, avec lequel je suis en procès, ait le plaisir de m’enterrer.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Turgot était alors intendant à Limoges.
  3. Ce frère de Turgot avait été nommé gouverneur général de Cayenne.
  4. Toujours le Traité sur la Tolérance.
  5. En novembre 1760.
  6. Ferney dépendait de la généralité de Dijon. (A. F.)