Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5538

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 102-103).

5538. — À M. DAMILAVILLE.
27 janvier.

Vos lettres, mon cher frère, sont une grande consolation pour le quinze-vingt des Alpes ; elles me font voir combien les philosophes sont au-dessus des autres hommes. Il me semble que vous voyez les choses comme il faut les voir.

Il est certain que les inondations ont arrêté quelquefois les courriers ; mais il n’est pas moins vrai que les premières personnes de l’État n’ont pu recevoir de Tolérance par la poste. Vous savez qu’on me fait trop d’honneur en me soupçonnant d’être l’auteur de cet ouvrage ; il est au-dessus de mes forces. Un pauvre faiseur de contes n’en sait pas assez pour citer tant de Pères de l’Église avec du grec et de l’hébreu.

Quel que soit l’auteur, il paraît qu’il n’a que de bonnes intentions. J’ai vu des lettres des hommes les plus considérables de l’Europe qui sont entièrement de l’avis de l’auteur depuis le commencement jusqu’à la fin ; mais il y a des temps où il ne faut pas irriter les esprits, qui ne sont que trop en fermentation. J’oserais conseiller à ceux qui s’intéressent à cet ouvrage, et qui veulent le faire débiter, d’attendre quelques semaines, et d’empêcher que la vente ne soit trop publique.

Je vous remercie bien de l’exploit du marquis de Créqui[1]. Voilà, de tous les exploits qu’ont faits les Français depuis vingt ans, le meilleur assurément. Cela vaut mieux que tous les mandements que vous pourriez m’envoyer. Christophe à Sept-Fonts[2] aura l’air d’un martyr, et j’en suis fâché ; mais on se souviendra que non Sept-Fonts, sed causa, facit martyrem[3]. Les mandements des autres évêques ne feront pas, je crois, un grand effet dans la nation ; mais le rappel des commandants, le triomphe des parlements, etc., sont une énigme dont je ne puis ou n’ose deviner le mot. C’est le combat des éléments, dont les yeux profanes ne peuvent découvrir le principe.

Je me flatte qu’enfin l’épidémie des remontrances va cesser comme la mode des pantins. Mais celle de l’Opéra-Comique subsistera longtemps : c’est là le vrai génie de la nation.

Voici un petit billet[4] pour frère Thieriot. Je crains bien qu’il ne tâte aussi de la banqueroute de ce notaire[5]. C’était une chose inouïe autrefois qu’un notaire pût être banqueroutier ; mais depuis que Mazade, Porlier, conseillers au parlement, Bernard, maître des requêtes, ont fait de belles faillites, je ne suis plus étonné de rien. Ce maître Bernard, surintendant de la maison de la reine, beau-frère du premier président de la première classe du parlement de France, et monsieur son fils, l’avocat général, ont emporté à Mme Denis et à moi environ quatre-vingt mille livres ; et M. le président Molé a toujours été si occupé des remontrances sur les finances qu’il a toujours oublié de me faire rendre justice de monsieur son beau-frère.

Est il vrai que M. de Laverdy a déjà fait beaucoup de retranchements dans les dépenses publiques et dans les profits de quelques particuliers ? Si cela est, il sauve quelques ecus, mais il doit des millions.

Je ne sais aucune nouvelle du tripot de la Comédie, ni des autres tripots qui se croient plus essentiels. Je serai affligé si la pièce de frère Saurin[6] essuie un affront, c’est un des frères les plus persuadés ; je souhaite qu’il soit un des plus zélés. Frère Helvétius est-il à Paris ? Tâchez d’avoir quelque chose d’édifiant à me dire touchant le petit troupeau. Cultivez la vigne, mon cher frère, et écr. l’inf…

  1. Voyez cet exploit, tome XX, page 277.
  2. Après avoir choisi l’abbaye de Sept-Fonts pour lieu de son exil, l’archevêque Christophe de Beaumont demanda à aller à la Trappe, ce qui lui l’ut accordé.
  3. Non pœna, sed causa, facit martyrem, a dit Terrullien.
  4. Il manque.
  5. Il s’appelait Deshayes. Sa banqueroute s’élevait, à trois millions.
  6. Blanche et Guiscard.