Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5540

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 104-106).

5540. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Aux Délices, 27 janvier.

Oui, je perds les deux yeux vous les avez perdus,
Ô sage du Deffant ! est-ce une grande perte ?
Ô sage dDu moins nous ne reverrons plus
Ô sage dLes sots dont la terre est couverte.
Et puis tout est aveugle en cet humain séjour ;
On ne va qu’à tâtons sur la machine ronde.
On a les yeux bouchés à la ville, à la cour ;
Ô sage dPlutus, la Fortune, et l’Amour,
Sont trois aveugles-nés qui gouvernent le monde.
Si d’un de nos cinq sens nous sommes dégarnis,
Nous en possédons quatre ; et c’est un avantage
Que la nature laisse à peu de ses amis,
Ô sage dLorsqu’ils parviennent à notre âge.
Nous avons vu mourir les papes et les rois ;
Nous vivons, nous pensons ; et notre âme nous reste.

Épicure et les siens prétendaient autrefois
Que ce sixième sens était un don céleste
Ô sage dQui les valait tous à la fois.
Mais quand notre âme aurait des lumières parfaites,
Ô sage dPeut-être il serait encor mieux
Ô sage dQue nous eussions gardé nos yeux,
Ô sage dDussions-nous porter des lunettes.


Vous voyez, madame, que je suis un confrère assez occupé des affaires de notre petite république de quinze-vingts. Vous m’assurez que les gens ne sont plus si aimables qu’autrefois ; cependant les perdrix et les gelinottes ont tout autant de fumet aujourd’hui qu’elles en avaient dans votre jeunesse ; les fleurs ont les mêmes couleurs. Il n’en est pas ainsi des hommes : le fond en est toujours le même, mais les talents ne sont pas de tous les temps ; et le talent d’être aimable, qui a toujours été assez rare, dégénère comme un autre. Ce n’est pas vous qui avez changé, c’est la cour et la ville, à ce que j’entends dire aux connaisseurs. Cela vient peut-être de ce qu’on ne lit pas assez les Moyens de plaire de Moncrif. On n’est occupé que des énormes sottises qu’on fait de tous côtés :


Le raisonner tristement s’accrédite[2].


Comment voulez-vous que la société soit agréable avec tout ce fatras pédantesque ?

Vraiment on vous doit l’hommage d’une Pucelle. Un de vos bons mots est cité dans les notes de cet ouvrage théologique[3]. Il n’y a pas moyen de vous l’envoyer, comme vous dites, sous le couvert de la reine ; on n’aurait pas même osé l’adresser à la reine Berthe. Mais sachez que, dans le temps présent, il est impossible de faire parvenir aucun livre imprimé des pays étrangers à Paris, quand ce serait le Nouveau Testament. Le ministre même dont vous me parlez ne veut pas que j’envoie rien, ni sous son enveloppe, ni à lui-même. Ou est effarouché, et je ne sais pourquoi.

Prenez votre parti. Si dans quinze jours je ne vous envoie pas Jeanne par quelque honnête voyageur, dites à M. le président Hénault qu’il vous en fasse trouver une par quelque colporteur. Cela doit coûter trente ou quarante sous ; il n’y a point de livre de théologie moins cher.

Je suis fâché que votre ami soit si couru ; vous en jouissez moins de sa société ; et c’est une grande perte pour tous deux. J’achève doucement ma vie dans la retraite, et dans la famille que je me suis faite.

Adieu, madame ; courage ; faisons de nécessité vertu. Savez-vous que c’est un proverbe tiré de Cicéron ?

  1. Cette lettre a été imprimée séparément sous ce singulier intitulé : Aux Plaisirs, 27 janvier 1764. On a mis à la suite les Vers de M. de La Harpe à Mlle  Dumesnil. Le tout forme huit pages in-8o.
  2. Vers pénultième de Ce qui plaît aux Dames ; voyez tome X.
  3. Dans une note du chant Ier.