Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5545

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 109-111).

5545. — À M.  D’ALEMBERT.
30 janvier.

Mon illustre philosophe m’a envoyé la lettre d’Hippias-B[1]. Cette lettre B prouve qu’il y a des T[2] et que la pauvre littérature retombe dans les fers dont M. de Malesherbes l’avait tirée. Ce demi-savant et demi-citoyen, d’Aguesseau, était un T : il voulait empêcher la nation de penser. Je voudrais que vous eussiez vu un animal nommé Maboul[3] ; c’était un bien sot T, chargé de la douane des idées sous le T d’Aguesseau. Ensuite viennent les sous-T, qui sont une demi-douzaine de gredins dont l’emploi est d’ôter, pour quatre cents francs par an[4], tout ce qu’il y a de bon dans les livres.

Les derniers T sont les polissons de la chambre syndicale ; ainsi je ne suis pas étonné qu’un pauvre homme qui a le privilège des fiacres à Lyon ne veuille pas s’exposer à la colère de tant de T et de sous-T. J’avoue qu’il ne doit pas risquer ses fiacres pour faire aller Gabriel Cramer en carrosse.

Vous remarquerez, s’il vous plaît, mon cher philosophe, que l’auteur de la Tolérance est un bon prêtre, un brave théologien, et qu’il y aurait une injustice manifeste à m’attribuer cet ouvrage. Je conseille à l’auteur de ne le pas publier si tôt ; il n’est pas juste que la raison s’avise de paraître au milieu de tant de remontrances, de mandements, d’opéras-comiques, qui occupent vos compatriotes.

On dit qu’un naturaliste fait actuellement l’Histoire des Singes. Si cet auteur est à Paris, il doit avoir d’excellents mémoires.

Je ne sais encore si le carnifex de messieurs a brûlé la Pastorale de monseigneur[5]. Que vous êtes heureux ! vous devez rire du matin au soir de tout ce que vous voyez. Vous avez assurément l’esprit en joie ; vous m’avez écrit une lettre charmante.

Je crois que l’auteur des Quatre Saisons[6] ne fera la pluie et le beau temps que dans un diocèse. Il a la rage d’être archevêque ; j’en suis bien fâché. Je lui dirais volontiers :


Nec tibi regnandi veniat tam dira cupido.

(Virg., Georg., I, 37.)

Au milieu de toute votre gaieté, tâchez toujours d’écraser l’inf… ; notre principale occupation dans cette vie doit être de combattre ce monstre. Je ne vous demande que cinq ou six bons mots par jour, cela suffit ; il n’en relèvera pas. Riez, Démocrite ; faites rire, et les sages triompheront. Si vous voyez frère Damilaville, il peut vous faire avoir le livre de Dumarsais, attribué à Saint-Évremont[7]. Quand vous n’aurez rien à faire, écrivez-moi ; vos lettres me prolongeront la vie : je les relis vingt fois, et mon cœur se dilate. Une lettre de vous vaut mieux que tout ce qu’on écrit depuis vingt ans.

Je vous aime comme je vous estime.

  1. Il s’agit, non d’un ouvrage imprimé de Bourgelat, mais de la lettre qu’il avait écrite à d’Alembert, et que celui-ci avait envoyée a Voltaire : voyez lettre 5525.
  2. Des Tyrans.
  3. Censeur royal.
  4. À cette époque les gages de censeur ou commis à la douane de la pensée étaient de quatre cents francs par an. (B.)
  5. Voyez page 66.
  6. Bernis.
  7. l’Analyse de la religion chrétienne ; voyez tome XVIII, page 264 ; et XXVI, page 500.