Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5566

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 131-132).

5566. — À M. LE PRINCE DE LIGNE[1].
À Ferney, 18 février.

Monsieur le prince, il n’y a que le bel état où mes yeux sont réduits qui m’ait pu priver du plaisir et de l’honneur de vous répondre. Je suis devenu à peu près aveugle, et je suis dans l’âge où l’on commence à perdre tout, pièce à pièce. Il faut savoir se soumettre aux ordres de la nature ; nous ne sommes pas nés à d’autres conditions. Cela fait un peu de tort à notre théâtre : il n’y a point de rôle pour un vieux malade qui n’y voit goutte, à moins que je ne joue celui de Tirésie. Je n’ai d’autre spectacle que celui des sottises et des folies de ma chère patrie. Je lui ai bien de l’obligation : car, sans cela, ma vie serait assez insipide. Après avoir tâté un peu de tout, j’ai cru que la vie de patriarche était la meilleure. J’ai soin de mes troupeaux comme ces bonnes gens ; mais, Dieu merci ! je ne suis point errant comme eux, et je ne voudrais, pour rien au monde, mener la vie d’Abraham, qui s’en allait, comme un grand nigaud, de Mésopotamie en Palestine ; de Palestine en Égypte, de l’Égypte dans l’Arabie Pétrée, ou à pied ou sur un âne, avec sa jeune et jolie petite femme, noire comme une taupe, âgée de quatre-vingts ans ou environ, et dont tous les rois ne manquaient pas d’être amoureux. J’aime mieux rester dans mon ermitage avec ma nièce et la petite famille que je me suis faite.

Mme Denis a dû vous dire, monsieur, combien votre apparition nous a charmés dans notre retraite ; nous y avons vu des gens de toutes les nations, mais personne qui nous ait inspiré tant d’attachement et donné tant de regrets. Daignez encore recevoir les miens, et agréer le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monsieur le prince, etc.

  1. Charles-Joseph, prince de Ligne, né à Bruxelles en 1735, mort à Vienne le 13 décemhre 1814, que Mme du Deffant appelait le Gilles du chevalier de Boufflers. (B.)