Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5565

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 130-131).

5565. — À M.  LE CARDINAL DE BERNIS.
À Ferney, 18 février.

Il y a longtemps, monseigneur, que j’hésite à vous envoyer ce petit conte ; mais comme il m’a paru un des plus propres et des plus honnêtes, je passe enfin par-dessus tous mes scrupules ; vous verrez même, en le parcourant, que vous y étiez un peu intéressé, et vous sentirez combien je suis fâché de ne pouvoir vous nommer. Votre Éminence a beau dire que le sacré-collège n’est pas heureux en poëtes[1] j’ai dans mon portefeuille des choses qui feraient honneur à un consistoire composé de Tibulles ; mais les temps sont changés : ce qui était à la mode du temps des cardinaux Du Perron et de Richelieu ne l’est plus aujourd’hui ; cela est douloureux.

Je ne sais si Votre Éminence est au Plessis ou à Paris ; si elle est à la campagne, c’est un vrai séjour pour des contes ; si elle est à Paris, elle a autre chose à faire qu’à lire ces rapsodies. On m’a dit que vous pourriez bien être berger d’un grand troupeau[2] : si cela est, adieu les belles-lettres. Je ne combattrai pas l’idée de vous voir une houlette à la main ; au contraire, je féliciterai vos ouailles, et je suis bien sûr que vos pastorales seront d’un autre goût que celles du Puy-en-Velay ; mais j’avoue qu’au fond de mon cœur j’aimerais mieux vous voir la plume que la houlette à la main. J’ai dans la tête qu’il n’y a personne au monde plus fait par la nature, et plus destiné par la fortune, pour jouir d’une vie charmante et honorée, que vous l’êtes ; toutes les houlettes du monde n’y ajouteront rien, ce ne sera qu’un fardeau de plus ; mais faites comme il vous plaira, il faut que chacun suive sa vocation. Je n’en ai aucune pour jouer de la harpe[3] dont vous m’avez parlé ; cet instrument ne me va pas, j’en jouerais trop mal :


Tu nihil invita dices faciesve Minerva.

(Hor., de Art poet., v. 383.)

J’ai été enchanté que vous ayez retrouvé à Versailles votre ancienne amie[4] ; cela lui fait bien de l’honneur dans mon esprit. Je suppose que M. Duclos, notre secrétaire, est toujours très-attaché à Votre Éminence. Il a le petit livre de la Tolérance ; je vous demande en grâce de le lire et de le juger.

Je n’ai plus de place que pour mon profond respect et mon tendre attachement.


Le Vieux de la montagne.

  1. Lettre du 7 octobre 1763, n° 5428.
  2. Un archevêché. Il ne fut toutefois nommé à celui d’Alby que le 30 mai.
  3. Voyez la lettre de Bernis, du 16 janvier, n° 5526.
  4. Mme  de Pompadour.