Correspondance de Voltaire/1764/Lettre 5584

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Correspondance : année 1764GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 43 (p. 151-152).

5584. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 5 mars.

Je reçois la lettre du 27 février, dont mes animes m’honorent. Je suppose qu’ils ont reçu l’Épitre aux auteurs de la Gazette littéraire[1] ; je suppose aussi qu’ils ont reçu celle que j’ai pris la liberté de leur adresser pour M. de Cideville, qui probablement a quelquefois le bonheur de les voir, et qui demeure rue Saint-Pierre.

Je suppose encore qu’ils ont la lettre de monsieur le premier président de Dijon, qui est tout à fait encourageante, conciliante, qui tranche toute difficulté, qui met tout le monde à son aise.

Mes anges m’ordonnent d’envoyer aux comédiens ordinaires du roi la disposition de mes rôles ; je l’envoie in quantum possum, et in quantum indigent. Si mes anges ne trouvent pas que ma lettre[2] pour M. le duc de Duras suffise, il faudra bien en écrire une directement, car j’aime à obéir à mes anges ; leur joug est doux et léger.

Non, pardieu ! il n’est pas si doux ; ils voudraient que d’ici au 12 du mois, qu’on doit jouer cette Olympie, je leur fisse un cinquième acte. Je le voudrais bien aussi ; ce n’est pas la mort de Statira au quatrième qui me fait de la peine, c’est la scène des deux amants au cinquième. C’est une situation assez forcée, assez peu vraisemblable, que deux amants viennent presser mademoiselle de faire un choix, dans le temps même qu’on brûle madame sa mère ; mais je voulais me donner le plaisir d’un bûcher, et si Olympie ne se jette pas dans le bûcher aux yeux de ses deux amants, le grand tragique est manqué. La pièce est faite de façon qu’il faut qu’elle réussisse ou qu’elle tombe, telle qu’elle est. Ne croyez pas que je suis paresseux, je suis impuissant. Et puis d’ailleurs comment voulez-vous que je fasse à présent des vers ? Savez-vous bien que je suis entouré de quatre pieds de neige ? j’entends quatre pieds en hauteur, car j’en ai quarante lieues en longueur ; et, au bout de cet horizon, j’ai l’agrément de voir cinquante à soixante montagnes de glace en pain de sucre. Vous m’avouerez que cela ne ressemble pas au mont Parnasse : les muses couchent à l’air, mais non pas sur la neige. Mon pays est fort au-dessus du paradis terrestre pendant l’été ; mais pendant l’hiver il l’emporte de beaucoup sur la Sibérie. Si je faisais actuellement des vers, ils seraient à la glace.

On dit qu’on tolérera un peu la Tolérance ; Dieu soit béni ! D’ailleurs je ne conçois rien à tout ce qu’on me mande de chez vous ; il semble que ce soit un rêve ; je souhaite qu’il soit heureux. Mes anges le seront toujours, quelque train que prennent les affaires : ainsi je trouve tout bon.

Avez-vous lu le mandement de votre archevêque ? Je sais que la pièce est sifflée ; mais ne pourriez-vous pas avoir la bonté de me la faire lire ? Certes ce que vous avez vu depuis quelques années est curieux.

Respect et tendresse.

Après cette lettre écrite et cachetée, des remords me sont venus au coin du feu. La scène d’Olympie entre ses deux amants, au cinquième acte, m’a paru devoir commencer autrement. Voici une manière nouvelle : je la soumets à mes anges ; ils la jetteront dans le feu si elle leur déplaît.

  1. Plusieurs des articles de Voltaire ont été imprimés dans la Gazette littéraire, sous la forme de lettres.
  2. Celle dont il est parlé page 142, et qui est perdue.